Au cinéma – « Habités » ou comment font-ils avec leur folie ?

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« Habités », long métrage de la réalisatrice Séverine Mathieu, sort en salle le mercredi 19 octobre 2022. Il retrace la rencontre de la cinéaste avec quatre habitants de Marseille qui vivent entre raison et déraison. Considérés comme « fous » par la société, alternant périodes dʼhospitalisation et vie dans la cité, accompagnés par des soignants, ils tentent de sʼélancer vers le monde commun. Riches de leur lucidité particulière, ils sʼarriment à notre réalité. Le film suit dans la ville la chorégraphie singulière de leur corps.

Des fuites, des arrêts, des tentatives… ils sʼefforcent dʼhabiter, dʼêtre présents, alors quʼils sont eux-mêmes habités, inspirés. Le film nous offre lʼespace où nous pouvons ensemble jouer avec leur folie.

La réalisatrice Séverine Mathieu nous explique sa démarche et ce qu’elle a voulu partager avec le public suite à son travail mené trois années durant avec les usagers de la psychiatrie et les soignants marseillais. Propos extraits du dossier de presse du film.

Quel a été le processus d’écriture avec les personnes filmées ?
Pendant 3 ans, nous nous sommes assis autour dʼune table, une fois par semaine. « Nous » ce sont les personnes avec lesquelles je voulais faire le film, cʼest à dire des usagers de la psychiatrie, comme on dit, et aussi les soignants et lʼassistante à la réalisation, Aurore Plaussu. Nous parlions de notre façon dʼhabiter le monde, plus précisément de la façon dont chacun habite chez soi et par extension habite son quartier, puis cette ville quʼest Marseille. Également comment chacun habite son corps et sa tête. J’arrivais à chaque fois avec une thématique, comme par exemple, nos itinéraires dans la ville ou les relations amoureuses. Ma demande était dʼemblée quʼils me racontent des moments de lʼordre de la scène, quʼils soient dʼemblée en mode narrateurs, dans du récit afin quʼon construise ensemble celui du film. Pour cela il fallait quʼils comprennent comment sʼécrit un film.

« Habités » parle à tous. Alors, entrez dans la salle et plongez dans l’univers, vous rentrerez au bercail avec de la poésie en tête et votre point de vue sur la folie sera modifié en profondeur. Virginie Lehmann, coordinatrice des Réseaux Santé mentale et Logement et Cheffe de service Équipe Diogène et Incurie, Centre hospitalier Edouard Toulouse (Marseille). Impliquée dans le processus de réalisation.

Tu avais déjà l’idée du film avant de commencer l’atelier d’écriture ?
Oui le film est premier, l’atelier était un moyen dʼarriver à lui. Je cherchais à ce quʼon circonscrive ensemble des scènes, soit de leur quotidien de lʼépoque, soit de moments passés qui avaient structuré leur trajet dans la maladie mentale. C’est pour cela que la matière du film est hybride, avec des scènes de leur quotidien en cinéma direct et des reconstitutions de moments passés. Par exemple la scène où Nicolas retourne dans la chambre d’isolement, cʼest un des moments décisifs de son parcours. Cʼest pareil avec Khadidja, on a choisi ensemble de reconstituer la façon dont elle
a habité ce local à poubelles. Je reconnais que j’ai une part prépondérante dans la décision bien sûr mais ils étaient toujours libres d’inventer des scènes. Il nʼy avait pas dʼinjonction à la vérité. Je ne leur disais pas « raconte-moi exactement ce que tu es » je disais plutôt : « raconte-moi tes souvenirs ou tes rêves ou bien imaginons ensemble des scènes ». Il y avait toujours une possibilité d’esquiver la question de la vérité. Je pense que la scène où Kadidja va se baigner est plus de lʼordre de son fantasme que de sa réalité. Ensuite, dans la phase de tournage, ils pouvaient m’appeler pour me proposer ou me demander de faire telle ou telle scène. Les 3 années dʼécriture leur avaient permis de comprendre quelle était mon intention globale, de façon à ce quʼils soient le plus actifs, ou acteurs, possible.
Wilfreed a été nettement force de proposition à ce moment parce quʼil avait envie de se mettre en scène et de mettre en scène les résidents du Marabout, le foyer où il habitait. Il avait une vraie idée de ce quʼil voulait montrer.

Tu mènes un travail de cinéma en psychiatrie depuis de nombreuses années et tu fais des films d’atelier avec les patients et les soignants. Quels sont les ponts ou les différences entre ces films et « Habités » ?
« Habités » est à la fois héritier de ces ateliers et en même temps lʼinverse. Ces ateliers mʼont permis de vivre au contact des participants et cela m’a fait comprendre que leur sensibilité mʼétait très nécessaire. J’aime voir le monde avec leurs yeux. Leur lucidité, leur pertinence me font du bien.

Une remarque revient à chaque projection, elle porte sur la qualité de ta place dans le film, comment tu les interroges sur leur folie sans aucun aplomb ou jugement. Au fond quand s’autorise-t-on à parler à quelqu’un de sa folie ?
Ça travaille du commun, le continuum entre raison et déraison.Cʼest de là que vient lʼabsence de surplomb. A quel moment je m’autorise à leur poser la question de leur folie ? En fait je crois que jʼavais envie d’en parler mais à leur façon. Par exemple, Roger ne me parlait jamais de sa folie. Il ne supporte pas le mot. Nicolas non plus, il parle de sa maladie. Wilfreed a plus de recul, il vient d’une culture africaine, celle du Gabon où le mot «folie» nʼa sans doute pas la même connotation quʼici. Il a une vision plus romantique et positive de sa folie. Il aime beaucoup ce mot. La question nʼest pas « à quel moment c’est possible », mais par quel chemin on y arrive. Le film nʼest pas tellement sur la folie mais sur la conscience de la folie. Et à partir de là, avec leur conscience, ils peuvent sʼemparer du mot pour refuser de se lʼappliquer comme Roger qui nous explique quʼil nʼest pas fou, mais quʼil joue au fou pour nous embrouiller. On le croit ou pas, comme on veut.

Au fond, je demandais ça depuis le début du projet, je ne demandais quʼà découvrir leur monde.

• Habités, un film de Séverine Mathieu, produit par Les films de Carry, Lyon Capitale TV et Dis-Formes, en salle le 19 octobre 2022, genre documentaire, France,2021, 85 mn.