La commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), installée le 23 mars 2021 pour deux ans, présente ses conclusions intermédiaires après cette première année d’action. Instance indépendante, la CIIVISE s’est d’abord construite comme l’espace de recueil de la parole des femmes et des hommes victimes de violences sexuelles dans leur enfance. C’est sa vocation. Quatre mois après le lancement de l’appel à témoignages le 21 septembre 2021, plus de 10 000 témoignages ont été recueillis. Vingt préconisations de la CIIVISE en découlent et dont la mise en oeuvre assurera un niveau plus élevé de protection des enfants contre les violences sexuelles.
Les viols et les agressions sexuelles infligés aux enfants sont une réalité d’une très grande ampleur par leur nombre et par leur gravité. Par leur nombre d’abord. L’enquête en population générale réalisée par l’INSERM pour la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), présidée par Jean-Marc Sauvé, a montré que dans la population majeure de notre pays, 5,5 millions de femmes et d’hommes ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. C’est donc 1 adulte sur 10 qui est concerné.
Parmi les enfants, ceux qui sont en situation de handicap, plus vulnérables encore, ont un risque 2,9 fois plus élevé d’être victime de violences sexuelles et les enfants dont le handicap est lié à une maladie mentale ou à une déficience intellectuelle sont 4,6 fois plus victimes (OMS, 2012). A cette survictimation s’ajoute une « sursilenciation» car les violences sexuelles faites aux enfants handicapés sont l’objet d’un déni plus sévère encore. Par leur gravité aussi.
La CIIVISE sait que chaque personne qui lui accordé sa confiance et lui a confié son témoignage l’a fait pour deux raisons indissociables : pour elle-même et pour tous les enfants. Pour elle-même. Parce que l’agresseur a dénaturé la loi et imposé un secret pour assurer son impunité et parce que la société a longtemps contesté la parole des victimes et banalisé ces violences. Être écouté.e par une instance publique devait donc être possible. Pour protéger tous les enfants. La CIIVISE est dépositaire d’une exigence vive : renforcer la culture de la protection pour que les enfants puissent grandir en sécurité, pour que les enfants victimes soient crus et protégés. La protection des enfants n’attend pas. Dès son installation, la CIIVISE a organisé le recueil de témoignages, auditionné des expert.e.s, visité des services mettant en œuvre des pratiques professionnelles protectrices, organisé des réunions publiques dans six villes de France, soit chaque mois depuis septembre. Le 27 octobre 2021, elle a publié son premier avis sur la protection des enfants victimes d’inceste parental car la commission avait reçu de très nombreux témoignages mettant en évidence que les enfants victimes d’inceste n’étaient pas protégés. Des concepts anti-victimaires comme le pseudo syndrome d’aliénation parentale continuent d’infiltrer la pensée des professionnel.le.s et à rendre impossible la mise en sécurité des enfants. L’une des trois préconisations formulées dans cet avis a été reprise par un décret du 23 novembre 2021.
Un travail construit sur 4 axes fondamentaux
La CIIVISE a construit ses travaux sur quatre axes fondamentaux : le repérage des enfants victimes, le traitement judiciaire des violences sexuelles, la réparation et la prévention de ces violences. Après un an de travail, elle est en mesure de faire vingt premières préconisations pour mieux protéger les enfants. Cette stratégie de protection repose sur l’action des pouvoirs publics et l’engagement de tou.te.s les professionnel.le.s. La société peut légitimement attendre de ces dernier.e.s qu’ils et elles renforcent leurs pratiques professionnelles protectrices et les partenariats garantissant la solidité de la chaîne de protection. Encore faut-il qu’elle s’engage elle-même à leur donner les moyens matériels et humains de remplir leurs missions. Sans infirmier.e.s, sans médecins dans les hôpitaux et les écoles, sans assistant.e.s social.e.s scolaires, sans magistrat.e.s, sans policier.e.s et gendarmes en nombre suffisant, la chaîne de la protection est rompue. La CIIVISE formule dans ces conclusions intermédiaires vingt préconisations dont la mise en oeuvre assurera un niveau plus élevé de protection des enfants contre les violences sexuelles. Certaines de ces préconisations appellent des modifications de nature législative. D’autres relèvent davantage de pratiques professionnelles plus protectrices. Toutes sont réalisables rapidement. À l’évidence, le choix de mieux protéger les enfants imposera d’y consacrer les moyens nécessaires, c’est-à-dire d’allouer aux différentes institutions et professionnel.le.s les budgets qui leur permettront de mettre en oeuvre l’ensemble de ces mesures.
AXE 1 : Le repérage des enfants victimes
Qu’est-ce-que la culture de la protection ? On peut estimer à 160 000 le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles chaque année, nous devons aller les chercher pour les protéger. Telle est l’urgence et c’est la raison pour laquelle le repérage des violences, la mise en sécurité et le soin des enfants victimes doivent être évoqués avant la prévention, laquelle est néanmoins absolument indispensable. Aller les chercher, c’est donc une attitude volontariste de chaque adulte et de l’institution dans laquelle il travaille. Ce n’est pas attendre que l’enfant révèle des violences mais c’est lui permettre de le faire en instaurant un climat de confiance. Une attention particulière doit être portée au repérage systématique des violences sexuelles commises contre les enfants handicapés d’autant plus que les signes du traumatisme sont souvent interprétés à tort comme une conséquence du handicap, augmentant le risque d’invisibiliser les violences. D’abord, tout simplement, en lui posant la question : c’est le repérage systématique. Alors que l’agresseur a imposé le silence à l’enfant et lui a interdit de parler, tout.e professionnel.le doit permettre la révélation des violences et amorcer la mise en sécurité de l’enfant, à la place qu’il occupe dans la chaîne de la protection et sans confusion des rôles. C’est pourquoi la formation est indispensable. C’est pourquoi la protection des professionnel.le.s l’est tout autant.
Préconisation 1 : organiser le repérage systématique des violences sexuelles auprès de tous les enfants par tou.te.s les professionnel.le.s. Préconisation 2 : organiser le repérage systématique des violences sexuelles dans l’enfance auprès de tous les adultes par tou.te.s les professionnel.le.s. Préconisation 3 : créer une cellule de conseil et de soutien pour les professionnel.le.s destinataires de révélations de violences sexuelles de la part d’enfants. Préconisation 4 : clarifier l’obligation de signalement des enfants victimes de violences sexuelles par les médecins. qui effectuent des signalements pendant la durée de l’enquête pénale pour violences sexuelles contre un enfant.
AXE 2 : Le traitement judiciaire des violences sexuelles
Le traitement judiciaire pénal et civil des agressions sexuelles et des viols infligés aux enfants est l’une des phases essentielles de la culture de la protection. Cependant, les besoins des enfants sont encore insuffisamment pris en compte au cours des enquêtes et des procès. Sur le plan pénal, la parole d’un enfant victime si souvent contestée doit être recueillie dans des conditions qui ne génèrent pas un traumatisme supplémentaire et qui consolident l’enquête pour parvenir à la reconnaissance des faits. En outre, les services d’enquête et la justice doivent mieux prendre en compte les cyberviolences comme une réalité incontournable. Sur le plan civil, dans les cas d’inceste parental, la justice doit mieux tenir compte du fait que l’inceste est une transgression majeure de l’autorité parentale. A défaut, l’enfant victime ne sera jamais réellement protégé.
Préconisation 6 : garantir que toute audition d’un enfant victime au cours de l’enquête sera réalisée conformément au protocole NICHD par un.e policier.e ou gendarme spécialement formé.e et habilité.e. Préconisation 7 : déployer sur l’ensemble du territoire national des unités d’accueil et d’écoute pédiatriques, à raison d’une UAPED par département conformément au second plan de lutte contre les violences faites aux enfants 2020-2022, ainsi que les salles Mélanie, à raison d’une salle d’audition par compagnie dans les zones de gendarmerie. Préconisation 8 : assurer la réalisation des expertises psychologiques et pédopsychiatriques par des praticien.ne.s formé.e.s et spécialisé.e.s. Préconisation 9 : doter les services de police judiciaire spécialisés dans la cyber-pédocriminalité des moyens humains et matériels nécessaires. Préconisation 10 : systématiser le visionnage par les magistrat.e.s des enregistrements des auditions des enfants victimes de violences sexuelles. Préconisation 11 : systématiser la notification verbale des classements sans suite à la victime par le procureur de la République. Préconisation 12 : permettre à la partie civile de faire appel des décisions pénales sur l’action publique. Préconisation 13 : prévoir, dans la loi, la suspension de plein droit de l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse contre son enfant. . Préconisation 14 : prévoir, dans la loi, le retrait systématique de l’autorité parentale en cas de condamnation d’un parent pour violences sexuelles incestueuses contre son enfant.
AXE 3 : La réparation par le soin et l’indemnisation
L’ampleur du mouvement social dit de « libération de la parole », comme celui de l’appel à témoignages lancé par la CIIVISE, de même que les travaux menés par la CIASE, mettent en évidence à quel point les personnes victimes de violences sexuelles dans l’enfance aspirent à ce que leur parole soit mieux reconnue, notamment s’agissant
de l’ampleur et de la gravité des conséquences des violences sexuelles sur leur existence. Il s’agit d’une exigence de réparation qui s’impose d’abord aux agresseurs mais aussi à la société tout entière car les violences sexuelles faites aux enfants représentent un enjeu de sécurité publique et de santé publique. La CIIVISE souhaite mettre en lumière deux impératifs prioritaires dans la réparation : les soins spécialisés en psychotrauma et l’indemnisation des victimes.
Préconisation 15 : garantir des soins spécialisés en psychotrauma aux enfants victimes de violences sexuelles et aux adultes qu’ils deviennent. Préconisation 16 : garantir une réparation indemnitaire prenant réellement en compte la gravité du préjudice en : - remboursant l’intégralité des frais du médecin conseil ; - réparant le préjudice sous forme de provision pendant la minorité de la victime avec réévaluation à l’âge adulte ; - créant des chambres spécialisées sur intérêts civils en matière de violences sexuelles et une commission d’indemnisation dédiée aux violences sexuelles ; - reconnaissant un préjudice intrafamilial spécifique en cas d’inceste ; - reconnaissant de façon plus juste le préjudice sexuel.
AXE 4 : La prévention des violences sexuelles
La protection des enfants victimes de violences sexuelles est une priorité. Ces enfants existent, ils vivent dans la peur. Nous devons les libérer de leur agresseur et les mettre à l’abri. Mais il faut aussi, en même temps, s’engager dans la prévention des violences sexuelles. La prévention, c’est à la fois repérer les situations à risque, protéger l’enfant avant qu’il ne soit attaqué : protéger, c’est anticiper le risque. Protéger, c’est aussi empêcher l’idée qu’aucun agresseur ne doit rester sans contrôle social. Nous ne pouvons pas faire courir ce risque aux enfants. Et prévenir, c’est aussi construire une société sans violences, c’est-à-dire lutter contre les stratégies de domination et d’appropriation du corps de l’autre, veiller à respecter l’intégrité des plus vulnérables et parmi eux, les enfants, dont tout particulièrement les enfants handicapés. Enfin, prévenir, c’est éveiller les consciences, c’est vouloir que le mouvement de libération de la parole ne soit pas étouffé, c’est s’organiser pour que cette parole construise la culture de la protection. C’est une ambition immense qui dépasse largement ces conclusions intermédiaires.
Préconisation 17 : former les professionnel.le.s au respect de l’intimité corporelle de l’enfant. Préconisation 18 : renforcer la formation initiale et continue de tou.te.s les professionnel.le.s avec un module spécifique validé dans les diplômes. Préconisation 19 : assurer la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie affective et sexuelle et garantir un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge. Préconisation 20 : organiser une grande campagne nationale sur les violences sexuelles faites aux enfants afin de faire connaître leurs manifestations et leurs conséquences sur les victimes, de faire connaître les recours possibles pour les victimes, de mobiliser les témoins en rappelant que ce sont des actes interdits par la loi et sanctionnés par le Code pénal.