Anorexie : l’autarcie cannibale

N° 265 - Février 2022
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Deux traits distinguent l’anorexie de la sobriété et de l’ascèse : l’excès et le déni, l’un qui la pervertit, l’autre qui la verrouille. Dès lors, seul le changement de cadre peut faire bouger le clivage en place.

Ne plus manger : un rêve. Dès notre plus jeune âge, nous apprenons à museler notre appétit. Pour attendre les repas, mastiquer, ne pas grignoter, ne pas manger trop, ou trop salé, ou trop sucré… De fait, dans nos sociétés occidentales gangrenées par l’obésité, la capacité à contrôler notre faim est devenue une vertu cardinale, comme en témoigne la stigmatisation des personnes en surpoids, la « grossophobie ». Nous jeûnons ou faisons des régimes, comme on arrête de boire ou de fumer. Dès lors, comment comprendre que l’anorexie ne soit pas la prolongation héroïque de notre tempérance gastrique, comme la pratiquent par exemple les sadhous indiens, qui cessent de manger pendant des mois ? C’est qu’elle comporte deux vices qui la distinguent de la sobriété et de l’ascèse : l’excès et le déni ; l’un la pervertit, l’autre la verrouille.

Excès

Tout d’abord, l’excès de l’anorexie a des conséquences physiques sévères : aménorrhée, problèmes cardiovasculaires, rénaux et hépatiques, ostéoporose et, dans 5 % des cas, décès, en faisant le trouble mental le plus mortifère (1). Cet excès de manque fusionne les deux vices qui, selon Aristote, encadrent toute vertu, la « juste moyenne » du courage par exemple étant enserrée entre l’excès de la témérité et le défaut de la lâcheté (2). À l’adolescence, l’anorexie est à la fois lutte active contre l’appétit et pulsion boulimique contrariée (3). C’est pourquoi elle ne vise pas l’équilibre de la santé ou de la sagesse, mais l’exaltation de l’amaigrissement perpétuel.

L’étiologie en est multifactorielle. Les chercheurs repèrent des facteurs génétiques, neuro-hormonaux, psychologiques, familiaux et sociaux. Sont aussi évoquées des failles existentielles, comme la faible estime de soi, la tendance à l’anxiété et la dépressivité (4), « l’insatisfaction quant à l’image corporelle, une forte émotionnalité avec des affects négatifs, et un défaut de capacité introspective » (5).

Aussi l’anorexie est-elle une conduite adaptative qui vient répondre cette vulnérabilité, la peur d’être déçue dans ses élans ou submergée par ses appétits, ou encore abandonnée. La privation excessive a le double avantage d’éviter le débordement affectif et d’accéder à l’euphorie résultant du contrôle de soi, souvent accompagné d’hyperactivité. Et l’adaptation fait mieux encore, puisqu’en déployant une telle force de protection, elle produit des postures, voire des positions, dominantes. Or cette domination même est l’obstacle thérapeutique le plus difficile à surmonter (6).

Le mal s’ignore

Apparaît alors le deuxième vice de l’anorexie, celui du déni du problème lui-même. Le mal s’ignore. Une jeune fille anorexique de 25 kg peut encore affirmer être trop grosse (6). Inconscient, le déni est comme l’ombre portée d’une foi dans la maigreur, la privation, le contrôle, foi qui, en divinisant la restriction et en maudissant l’alimentation, parvient à cliver une personnalité dont la partie dominante n’est désormais plus menacée par l’envahissement de l’autre partie, de même qu’un moralisateur croit se couper du vice en le dénonçant chez les autres. Le refoulement de sa propre faiblesse produit ainsi une sensation de bien-être qui s’auto-alimente dans un cercle vicieux difficile à dénouer.

Allons plus loin. De même que la nourriture symbolise le désir de l’autre, le fait de ne plus se nourrir renvoie à une forme de toute-puissance autarcique. Or on sait que l’arrêt de l’alimentation produit, après l’épuisement des ressources glucidiques, un état de cétose où le corps va piocher dans ses propres réserves de graisse. L’autophagie anorexique semble ainsi renvoyer à cette pratique cannibale par laquelle on cherchait à s’approprier la force de l’ennemi vaincu. L’anorexique, en se « mangeant elle-même », se célèbre dans une sorte de rituel rappelant le baron de Münchausen qui tentait de sortir d’une mare en se tirant lui-même par les cheveux (7), le clivage jouant le rôle du point fixe dédoublant la personne pour que traction et poussée ne s’annulent pas.

L’anorexie trouve ainsi le Graal de l’énergie perpétuelle, mais contre soi. Comme dans toutes les addictions, la vie rêvée ronge la vie réelle.

Dénouer le clivage ?

Comment mener à bien une thérapie qui propose une vie de déceptions possibles en échange du paradis d’une privation certaine ? En abolissant l’alchimie du clivage transformant la privation en force. Le changement de cadre semble alors la mesure la plus efficace qui, par pivotement, annulera l’effet de perspective pernicieux qui alignait jusque-là amoindrissement et invulnérabilité. Le point fixe du contrat d’hospitalisation par exemple (séparation avec les proches, objectif de poids…) viendra remplacer le clivage de la privation nutritive. Pour pouvoir à nouveau s’appuyer sur le monde.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

Crédit photo – Jean Turcot

1– Inserm, Anorexie mentale, Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie, 2017.
2– Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre 2 chapitre IV.
3– Jeammet, Philippe, Anorexie, et boulimie, les paradoxes de l’adolescence, Fayard, 2013, chap. 1.
4– Inserm, Troubles mentaux, dépistage chez l’enfant et l’adolescent, 2002, p. 738.
5– Vermorel, Henri et Madeleine, « Abord métapsychologique de l’anorexie mentale », Revue française de psychanalyse, 2001-5, vol. 45, p. 1537-1549.
6– Chabrol, H., « L’anorexie mentale de l’adolescence », Développements, 2013/1, n° 14, p. 29 à 38.
7– Watzlawick, P., Les cheveux du baron de Münchhausen. Psychothérapie et « réalité », Seuil, 2000.