Dans un manifeste l'Association des psychiatres de secteur infanto-juvénile (API) affirme que la crise aiguë liée au Covid-19 révèle et exacerbe la crise chronique d'une pédopsychiatrie en grande souffrance. Après un diagnostic implacable de l'existant ces pédopsychiatres osent rêver au "jour d'après" et formulent des propositions.
La crise aiguë
Nous, pédopsychiatres de service public, associatif et libéral, membres d’une communauté de pensée et d’action, oeuvrant depuis plusieurs décennies à la reconnaissance de la prévention et de la primauté du soin tant individuel que collectif, nourrissant un rêve pour nos enfants, l’avenir de notre société, sommes confrontés à l’occasion de cette crise aiguë du Covid-19 :
– À l’absence de prévention et de soin pour nos équipes de la part de nos tutelles ;
– À la mainmise des tutelles et directions administratives hospitalières qui opposentrestrictions/décisions/consignes aléatoires et changeantes à l’inventivité et à l’engagement des soignants de nos équipes ;
– À l’absence et à l’archaïsme des outils techniques fournis au service public de pédopsychiatrie : très peu de postes informatiques, de smartphones professionnels, absence de logiciels pour des consultations et des réunions à distance, lacune ou absence de soutien
technique …
– À la pénurie de masques et de gel hydro-alcoolique pour les soignants de notre discipline exposés aux patients nécessitant des soins psychiques urgents et souvent en grande difficulté pour maitriser les gestes barrière.
La crise chronique
Nous affirmons que cette crise aiguë révèle et exacerbe la crise chronique de la pédopsychiatrie. Nous affirmons qu’il n’est plus supportable :
– Que les soins que la pédopsychiatrie peut proposer aux enfants et leurs familles soient toujours plus insuffisants, « en mode dégradé » et toujours plus inégaux sur le plan territorial ;
– Que le manque de moyens humains et matériels des services de pédopsychiatrie ne soit pas reconnu, que le nombre de pédopsychiatres, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, éducateurs, infirmiers soit toujours insuffisant et que les listes d’attente dans les structures de soin soient systématiquement présentées comme relevant d’un problème d’organisation interne ;
– Que le maillage territorial de secteur en pédopsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (impliquant un travail de réseau avec les partenaires locaux, éducation nationale, protection de l’enfance, médico-social, pédiatrie, psychiatrie d’adultes, médecins libéraux) devienne
toujours plus difficile à faire-vivre, faute de moyens ;
– Que ce maillage tende à être remplacé par de nouveaux dispositifs de coordination, coûteux, présentés comme “innovants” alors même qu’ils visent à recréer inutilement une organisation territoriale des soins déjà en place ;
– Que les directions administratives prennent la main sur l’organisation des soins, les soignants et les médecins étant jugés incapables de s’organiser, à base d’un néo-langage managérial qui brouille nos repères et dévalorise nos pratiques ;
– Que nous soit demandé de produire des actes et des soins inadaptés à la singularité et la complexité des êtres humains ;
– Que l’enfant ne soit plus envisagé dans son entièreté mais découpé en symptômes (TSA, TND, DYS, TOP, TDAH…) ;
– Que l’environnement dégradé des enfants (habitat, alimentation, mode d’éducation, malêtre de leurs parents) nuise à leur santé physique et psychique dès leur plus jeune âge ;
– Que la logique de marché soit devenue prédominante dans la gouvernance des systèmes de soin : « hôpital entreprise », « rentabilité des services », « partenariats public-privé » dont les bénéfices sont pourtant remis en question par les Cours des Comptes françaises et européenne ;
– Que le travail des soignants soit considéré uniquement comme un coût, utilisé comme variable d’ajustement d’un équilibre financier entrainant une perte de sens et une mécanisation de la pensée ;
– Que les bases théoriques de la pédopsychiatrie française, enviées par de nombreux pays, soient abandonnées au profit de l’hégémonie de la classification américaine du DSM sous la pression des laboratoires pharmaceutiques et des assurances privées, et de la domination d’une conception neuro scientifique des troubles psychiques et de la relation humaine ;
– Que la pédopsychiatrie soit condamnée par sa démographie : 80% des 730 pédopsychiatres français ont plus de 60 ans, conséquence d’un numerus clausus jamais remis en question, de réformes des études médicales qui pénalisent notre discipline, de l’insuffisance de cet enseignement faute de nomination de professeurs de pédopsychiatrie dans nombre d’universités.
Notre objet étant le soin à l’enfance, nous avons pour mission de nous projeter en permanence vers l’avenir, aussi emparons-nous, emparez-vous d’un possible. Nous, acteurs de la prévention et du soin aux enfants de notre société et à leurs parents, pédopsychiatres de service public, associatif et libéral,
Rêvons à :
– La réintroduction du soin aux enfants comme une priorité nationale et une spécificité de cet âge de la vie ;
– La valorisation des soignants comme des acteurs respectables et respectés du service public hospitalier et associatif ;
– La relance de la formation de pédopsychiatres ;
– L’affirmation de la place de la pédopsychiatrie publique de secteur comme dispositif répondant aux besoins de soins de l’ensemble des enfants dans des conditions d’égalité, de continuité et d’accessibilité, et à l’attribution de moyens suffisants pour lui permettre d’assurer cette mission ;
– La reconnaissance du travail théorico-pratique et pluridisciplinaire ancré sur l’expérience de la psychiatrie de secteur enrichie de concepts et outils innovants depuis sa création en 1960, ainsi que sur le partage de notre culture scientifique et de nos expériences afin de constituer
un corpus de connaissances théoriques et de dispositifs d’accompagnement pour les citoyens et le collectif ;
– La réattribution de moyens aux hôpitaux et l’installation d’une nouvelle gouvernance en cohérence avec des soins accessibles pour toutes les familles ;
– Le lancement d’une réflexion sur une bonne pratique du numérique à l’école, dégagée de conflits d’intérêts avec les industriels du numérique, et le redéploiement de ces budgets vers un équipement pour les soignants, adaptés à notre déontologie et à leur présence
attentive irremplaçable ;
– L’installation d’une réelle protection de nos enfants contre les contenus numériques violents et pornographiques en accès libre, accompagnée de mesures contraignantes et de sanctions ;
– L’animation du Débat Public autour d’expériences qui révèlent un autre avenir, de l’éducation citoyenne concernant les besoins de l’enfant, de l’égalité homme-femme, du respect de la différence ;
– La création d’un Ministère de l’Enfance, affirmant la nécessité d’une protection spécifique et coordonnée, reposant sur un trépied de professionnels issus du terrain, sanitaire, éducatif et judiciaire, et s’entourant d’un Conseil de parents et d'enfants pour lancer un chantier de
redéploiement du soin incluant l’habitat, l’éducation, les transports, l’alimentation, la culture, qui refondent les besoins fondamentaux de l’enfant.
Pour l'heure, la pédopsychiatrie est pleinement mobilisée, elle assure avec réactivité et inventivité sa part dans la crise actuelle marquée notamment par les contraintes et les effets psychiques du confinement. De la périnatalité à l’adolescence, l’accueil et les soins auprès des enfants et leurs familles sont poursuivis sous des modalités plurielles et adaptées à chaque situation – téléconsultations, accueils
physiques, consultations d’urgence, visites à domicile, proposition de support éducatifs et thérapeutique, travail de partenariat – en particulier à partir des permanences des CMP, CATTP et Hôpitaux de jour mais aussi des accueils familiaux thérapeutiques, des hospitalisations temps-pleinet accueils d’urgences maintenus.
La pluridisciplinarité et le travail d’équipe restent au coeur de nos pratiques, exercés jusqu’à nouvelle ordre, pour une bonne part, à distance physique des uns des autres, soignants et soignés.
L’énergie considérable pour maintenir cette qualité de liens thérapeutiques et de soins psychiques auprès des mineurs déjà suivis ou non, s’accompagne d’un élan franc et concret vers les familles touchées par l’épidémie ainsi que vers les soignants somaticiens en première ligne sous forme de plate-formes téléphoniques ou de dispositifs d’accueil et d’écoute individuels ou collectifs, tousconstruits en un temps record pour répondre au besoin
Nos actes d’ici et maintenant nous confortent pleinement dans la nécessité d’une pédopsychiatrie revitalisée à partir du socle existant.!