17/11/2020

Quand rien ne fonctionne…

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L’arrivée d’Estelle, 88 ans, bouleverse la vie du secteur protégé Alzheimer de l’Ehpad. L’équipe peine à trouver un accompagnement… Claire Lormeau, psychologue en Ehpad, présente une patiente qui épuise les soignants, et s’interroge sur le rôle des uns et des autres…

Estelle, 88 ans, est entrée au secteur protégé de l’Ehapd au début de l’été, juste après le déconfinement. Son arrivée se fait dans le prolongement d’une errance thérapeutique en lien avec ses troubles cognitifs et le confinement.

Fin 2019, Estelle, qui vivait à domicile avec son époux, a vu ses troubles cognitifs s’accentuer après le décès de celui-ci : elle s’est mis à faire des escapades en ville et des errances à toute heure, des mises en danger au domicile, notamment à la cuisine. Elle ne peut plus rester seule chez elle, et ses deux filles, qui habitent à proximité, s’épuisent.

Au début du mois de mars 2020, elle est hospitalisée en gériatrie, et y passe toute la durée du confinement dans un service de Soins de Suite et de Réadaptation (SSR). C’est dans ce contexte de rupture d’avec son environnement et ses relations familiales, aggravé par la crise sanitaire (les visites sont interdites), qu’elle manifeste, à travers une angoisse de plus en plus envahissante, son ressenti d’abandon et la perte de repères. Depuis plusieurs mois, tout semble s’être délité en et autour d’elle…

« Je suis une gêne… »
C’est ainsi qu’Estelle est orientée dans l’Ehapd. À son arrivée, elle présente une importante labilité émotionnelle, les pleurs alternent avec la bonne humeur et une forme de bonne volonté. Très vite, elle sollicite l’équipe en permanence, et même accompagnée, accrochée au bras d’un soignant, elle reste angoissée et s’apaise avec difficultés, et uniquement pour un court laps de temps. Les autres résidents sont perturbés par son agitation. Chancelante, elle s’accroche indifféremment à eux ou aux soignants, et n’hésite pas à tirer la personne qu’elle a attrapée, la mettant en danger. Comme si, en train de se noyer, elle s’agrippait à une bouée…

En très peu de temps, le personnel s’use. Estelle touche à tout et déplace les objets. Elle a un grand besoin d’occupations : c’est une femme qui s’est toujours occupée des autres et de son foyer. L’équipe essaye de lui donner de menues tâches à effectuer : plier des serviettes, mettre le couvert, faire le lit. Les moments de calme restent cependant très rares, et Estelle est de plus en plus difficile à canaliser.

Lors d’une longue déambulation à mon bras, elle arrive malgré son discours incohérent et son aphasie à exprimer sa conscience de constituer une gêne, d’être « emmerdante », pour une de ses filles en particulier. Son estime de soi s’est amoindrie, entre son sentiment d’abandon depuis le départ de son domicile et le rejet généré par son comportement de demande d’attention en réaction.

En recherche de solutions…
Aucune solution n’émerge, malgré les entretiens et les activités à visée canalisatrice et réconfortante. Nous évaluons sa situation au stade 6 (1) de l’échelle de détérioration globale dans la maladie d’Alzheimer (Reisberg, 1982). Afin d’apaiser ses angoisses, son médecin essaye d’ajuster son traitement anxiolytique, sans succès. Finalement, pour soulager l’équipe et rasséréner les résidents, Estelle est de nouveau hospitalisée, avec l’objectif de trouver un équilibre dans sa médication. L’errance thérapeutique reprend, et elle passe d’une unité gériatrique hospitalière au SSR dans lequel elle a déjà séjourné. Son état n’évolue guère, et elle revient à l’Ehpad dans un état quasi-identique à celui qu’elle présentait à son départ. L’équipe a la sensation que le service de SSR, n’ayant pas trouvé de solution, s’en décharge. Le médecin traitant décide de reprendre en charge le traitement, et les modifications de sa médication se poursuivent, sans stabilisation, au fur et à mesure de ses accès d’agitation, qui deviennent de plus en plus fréquents.

Quelques semaines après son retour, Estelle présente un discours de plus en plus incohérent, une aphasie croissante, et des hallucinations visuelles : elle évoque des choses qu’elle seule voit. Elle alterne des phases d’éveil de 36 à 48 heures et des phases de sommeil d’environ 12 heures, lors desquelles les résidents et l’équipe peuvent un peu souffler. Ses moments de « présence » sont marqués d’une très grande excitation, et d’une désinhibition croissante confinant parfois à l’agressivité et à la vulgarité lorsqu’elle se trouve contrariée. Estelle veut organiser une fête, prend la nourriture des autres résidents (même après que l’on lui en ai donné afin qu’elle les laisse manger en paix), fait de la « patouille » avec ses aliments, joue avec le robinet et met de l’eau partout, enlève sa protection et souille tout de selles, arrache les décorations, prend les Rollators des résidents… Pour tous, la situation devient invivable. Les arrêts de travail pleuvent, ainsi que les refus de travailler auprès d’elle, et les résidents sombrent dans l’apathie. Cependant, même si son agitation prend une forme intense pouvant amener au rejet, nous sentons tous la souffrance d’Estelle.

J’ai le sentiment que rien ne fonctionne pour elle. L’interaction entre le physiologique avec l’échec de la médication, le psychologique avec ses troubles cognitifs, et le social avec son arrivée au secteur, constitue un mélange détonnant. Finalement, qu’est-ce qui empire ou améliore quoi ? Il devient impossible d’y voir clair et de trouver des solutions. Je m’interroge sur le rôle de l’institution. Même s’il y évoque l’hôpital psychiatrique et les patients psychotiques, l’analyse de Racamier (1970) de l’institution « à la fois effet et cause » (2) des symptômes, dans un processus circulaire, m’interpelle. Et quid du rôle du psychologue ? Y travailler c’est aider, mais c’est aussi cautionner la principale tentative de solution, qui nous paraît bien insuffisante, proposée par la société pour accueillir les personnes âgées, en particulier celles présentant des troubles cognitifs.

Le sentiment d’échec
Une fin de journée, alors que je sors d’un entretien, la direction m’interpelle. Pascal, résident du secteur, a réussi à sortir par la porte de secours (3), et a jeté des pierres sur la vitre d’un bureau administratif, occasionnant heureusement plus de peur que de mal. Je file le voir.

À mon arrivée, je trouve des résidents et une équipe prostrés, dans la pénombre de la fin de jour, la lumière n’a même pas été allumée. Les patients sont assis à table, silencieux, blafards. Les soignants sont debout, les bras croisés, n’intervenant que par moments, impuissants, face à Estelle toujours en errance.

Je m’entretiens avec Pascal dans sa chambre. Malgré une aphasie et une désorientation spatio-temporelle, il avait exprimé le matin même sa difficulté à accepter son arrivée (récente) dans l’établissement, ne considérant pas cela comme « une fin de vie acceptable ». Maintenant, il est assis sur son lit, calme. De ses propos émergent une conscience de son acte et de ses conséquences : « Il fallait que quelqu’un fasse quelque chose ». Impossible de ne pas relier ce passage à l’acte à une volonté d’interpeller face au mal-être croissant dans le secteur.

L’heure du repas approche. Cependant, l’équipe n’arrive pas à se décider à mettre le couvert, craignant que le moindre objet posé sur une table ne soit pris par Estelle. Il est finalement décidé en équipe d’isoler les résidents dans une salle d’animation fermée, afin de leur permettre de dîner au calme avec un des deux soignants, pendant que l’autre s’occupe d’Estelle. Pourquoi ne pas y avoir songé avant ? J’ai l’impression que même la réflexion est comme pétrifiée par le contexte. L’ambiance est morne lors du repas, deux résidents refusent même de s’alimenter.

Le lendemain, le médecin coordinateur contacte tous les acteurs possibles afin de faire hospitaliser Estelle, en espérant qu’elle puisse être soignée et son traitement équilibré. Son répit et celui du secteur est vital. Les interlocuteurs semblent tous réticents à accueillir Estelle. Finalement, le médecin traitant arrivera à la faire hospitaliser le soir-même.

La vie de l’unité reprend son cours initial, dans une paix toute relative. Pour combien de temps ? Quelle forme prendra le retour de cette résidente attachante malgré les manifestations dérangeantes de ses troubles ? Comment briser les cercles vicieux créés par les interactions entre l’institution, la personnalité et les troubles de chacun ? Autant de questions qui alimentent la réflexion et la remise en question des pratiques dans le quotidien, en recherche de l’accompagnement le plus adapté ; mais aussi, la nécessité d’accepter son impuissance de soignant, mais aussi son rôle ambivalent, à la fois symboliquement caution d’un fonctionnement social de part la présence dans la structure et manifestation de volonté de prendre soin de l’autre…

1– Dans l’échelle de Reisberg, le 7e et dernier stade de la maladie caractérise un affaiblissement intellectuel très grave. Source : article de Catherine Thomas-Antérion, Santé Mentale n°137 (avril 2009).
2– P160. Racamier, J.-P. Le psychanalyste sans divan, La psychanalyse et les institutions de soins psychiatriques. Payot, 1970 (édition de 1993).

3–  L’Ehpad est en travaux depuis de longs mois, voire années. Malgré les relances permanantes de la direction auprès des artisans, plusieurs dysfonctionnements, demandent une attention supplémentaire des soignants pas toujours possible, sont malheureusement à déplorer. Ce qui n’améliore par l’ambiance…

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