30/03/2010

L’Oeuvre de Nicolas Abraham et Maria Torok

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L’oeuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok inaugure un renouveau de la conceptualité psychanalytique que le philosophe Jacques Derrida a salué le premier tandis que l’establishment psychanalytique le rejetait comme il avait rejeté Ferenczi, minimisé Balint et créé des difficultés à tous les novateurs comme Balint et Bion l’ont bien décrit. Dans la filiation de Freud, Ferenczi et Husserl, il s’agit d’une oeuvre aussi importante que celles de Mélanie Klein, Bion et Winnicott. Cette oeuvre est moins importante par son volume global que par les nouvelles notions pertinentes qu’elle apporte pour aborder et contribuer à résoudre des problèmes difficiles souvent rencontrés au cours des psychanalyses , des psychothérapies psychanalytiques et également par d’autres psychothérapeutes et dans la pratique psychiatrique courante. Auteur : Claude Nachin

La découverte commence avec l’article de Maria Torok  « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis » paru en 1968. Mais bien que Maria Torok eût obtenu le Prix Maurice Bouvet de la S.P.P. , les articles suivants et, en particulier, la révision du cas de L’homme aux loups allaient faire l’objet d’un rejet. Mais trente ans plus tard, leurs idées se sont répandues dans le monde même si c’est souvent en les renommant et en  effaçant le nom des auteurs.
Toute une série de notions-clé de la psychothérapie contemporaine sont découvertes en sept ans: le deuil impossible d’un être cher (maladie du deuil), la secrète identification avec un objet d’amour perdu (fantasme d’incorporation), l’enterrement d’un vécu honteux indicible ( la crypte au sein du Moi), les effets des secrets de famille à travers les générations (le travail du Fantôme dans l’inconscient), le tout lié à une théorie générale du symbole psychanalytique et de l’introjection.
Ces notions d’origine psychanalytique sont importantes pour la psychiatrie générale. Les deuils pathologiques sont une cause fréquente de dépressions sévères, y compris de dépressions à répétition survenant des années, voire des décennies après un deuil, ainsi que d’autres troubles mentaux ou psychosomatiques. Les traumas non surmontés et les deuils non faits d’une famille  exercent une influence transgénérationnelle sur ses enfants et ses petits-enfants qui peut se traduire par des troubles mentaux et pysychosomatiques variés chez ces derniers.

Les malades du deuil
Dans  « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis »  M.Torok écrivait que les malades du deuil  exprimaient des fantasmes d’incorporation selon plusieurs modalités. Ils peuvent opérer sur le mode de la représentation, de l’affect, de quelque état du corps ou du comportement ou en utilisant deux, trois ou quatre modes simultanément.
L’incorporation sur le mode la représentation peut se manifester par l’absence de représentations normales (une patiente qui a perdu accidentellement son mari depuis dix ans ne se représentait pas la présence de son  cadavre dans la tombe) ou par la présence de représentations inattendues, voire franchement pathologiques (une patiente qui a perdu son père d’un cancer depuis plusieurs années trouve un air inquiétant, « cancéreux », aux légumes qu’elle épluche).
L’incorporation sur le mode de l’affect se manifeste par des sensations, des  émotions et des sentiments pénibles où, à la limite, par l’anésthésie affective, tous éprouvés qui paraîtraient mieux convenir à un grand malade physique ou à un mort supposé ressentir encore ce qu’on imagine  que le mourant aurait pu ressentir qu’à la personne en bonne santé physique, souvent encore jeune, qui les vit, surprise et désespérée de ce qui lui est tombé dessus. La douleur morale intime est exacerbée par la honte de ne plus avoir de ressources affectives disponibles pour les proches.
L’incorporation sur le mode du comportement se manifeste par des conduites incongrues pour le sujet, tel le garçon soigné par Nicolas Abraham qui se met à voler des dessous féminins dans les magasins pour sa soeur morte incorporée en lui.
L’incorporation sur le mode d’un état corporel peut se manifester en particulier par des troubles hépatodigestifs. On tend à les interpréter dans la thématique de l’oralité. Mais ces difficultés sont en fait un langage non verbal qui dit la difficulté  de prendre quelque chose dans son esprit, d’introjecter un désir concernant l’objet d’amour perdu qui peut très bien être un désir génital et, en tout cas , un désir dont l’expression orale de l’incorporation ne nous dit pas la nature. Les états corporels peuvent être très bizarres: une de mes patientes avait la sensation que sa mâchoire inférieure se liquéfiait, ce qui renvoyait à une des lésions du corps de son père tué accidentellement vingt ans auparavant.
Toutes les manifestations de ces fantasmes d’incorporation sont secrètes pour le sujet. Abraham et Torok ont distingué point par point le fantasme d’incorporation du processus de l’introjection: alors que le premier est secret, instantané comme la réalisation hallucinatoire d’un désir, le second est progressif, opère au grand jour et son instrument principal est la nomination.    Même lorsqu’ils font état de deuils importants, les patients ne font pas du tout le lien entre leurs troubles et leurs deuils parfois très anciens Il est nécessaire que le thérapeute intervienne activement et opère le lien car, même dans un cas de deuil connu et travaillé, le patient va lui répondre: « mais, je n’y pensais pas du tout ». On peut s’appuyer sur deux axes dans notre travail: l’axe des fantasmes d’incorporation dont les  manifestations indiquent les lieux et les circonstances de la perte; l’axe des commémorations, car les troubles patents se manifestent à des dates ou des périodes anniversaires de la perte ou de moments relationnels importants avec l’objet d’amour perdu . Il est important  de pouvoir mettre progressivement en rapport les dates clé de la biographie et de la biopathographie.
Même des vécus traumatiques dont le souvenir est disponible, mais dont le sujet ne se sent pas autorisé à parler à des proches qui manifestent qu’ils n’en veulent rien entendre, vont entraîner des troubles dits « psychosomatiques », en particulier de l’ordre de l’ulcère gastrodudodénal et de l’infarctus du myocarde. Ils peuvent aussi entraîner alcoolisme et toxicomanies.
Le caractère secret des incorporations se manifeste aussi par un traitement particulier du langage  que N.Abraham et Torok  ont découvert. Les mots de la catastrophe (mot magique) et ceux qui auraient permis de l’assimiler psychiquement  progressivement sont indicibles et remplacés par des allosèmes (autres significations du mot dans le dictionnaire) et même des synonymes d’allosème (mots qui n’ont plus de rapport phonérique ni sémantique direct avec le mot magique. C’est une particularité de ces patients de pouvoir recevoir  un nom de baptême psychanalytique au cours de la cure ( celui de leur mot magique ou d’un de ses allosèmes) du fait de leurs particularités langagières : L’homme aux loups, L’homme au lait (N.Abraham), La dame au Requiem (C.Nachin).
L’existence d’un secret honteux (séduction sexuelle, inceste, délit) crée pour les patients une situation de deuil impossible correspondant métapsychologiquement, du point de vue topique,  à une variété de clivage du Moi complètement cadenassée qu’Abraham et Torok ont appelée « crypte au sein du Moi » et qui amène à parler de « cryptophorie » et de patients « cryptophores ». Elle entraîne le déni d’une partie de leur réalité psychique et des éléments de la réalité extérieure qui y renverraient. A l’opposé des cryptes, le deuil normal dont Freud a remarquablement étudié le déroulement ne comporte qu’une mise en latence (ou un clivage fonctionnel du Moi  temporaire). Si les désirs échangés avec l’objet d’amour perdu ont été suffisamment introjectés avant sa perte, aucun effondrement n’est à redouter, le deuil n’en est pas moins douloureux au prorata de l’importance des relations que l’endeuillé poursuivait avec cet objet. Entre cryptophorie et deuil normal, il y a des inclusions durables au sein du Moi résultant d’un deuil difficile du fait de l’âge du sujet, des circonstances du deuil ou des insuffisances de l’ entourage ce qui a été le cas pour les enfants survivants de la Shoah qui avait détruit leurs parents.
Dans la cryptophorie, l’expérience la plus importante pour la vie d’une personne doit être conservée- car le désir de la personne y est attaché- et doit être cachée à cause de la honte d’un parent ou d’un aîné ayant valeur d’Idéal du Moi pour la personne et ayant été un protagoniste de l’expérience en cause. L’ensemble de l’expérience fait l’objet d’un refoulement conservateur dans la zone clivée du Moi. Porteur d’un caveau lié à une imago de fixation, les désirs échangés avec l’ objet d’amour n’ayant pu être introjectés, le sujet deviendra malade du deuil après la disparition de ce dernier.
La perturbation du discours n’est pas l’origine de la pathologie mentale du cryptophore. C’est la violence des affects que le futur patient  perçoit  dans son entourage lors de l’événement catastrophique qui en fait un Traumatisme psychique et conduit le sujet au déni de sa propre douleur. Il convient de distinguer les cas où le sujet a été un participant d’une scène de jouissance ou(et) de souffrance indicibles de ceux où il n’a été qu’un témoin auquel le silence a été prescrit par les autres, conduisant à un travail langagier d’autant plus complexe autour du témoignage enfoui.
N.Abraham(1978,p314-317) et Torok ont montré que le problème  principal de la cure est de comprendre que c’est d’abord l’objet perdu qui s’exprime par la bouche du malade du deuil : pendant longtemps son « Je » est à entendre comme l’expression du Moi fantasmé de l’objet perdu. Il en résulte que toute intervention portant sur l’agressivité visant à montrer que cette dernière, qui paraît tournée contre le sujet, serait en fait tournée contre l’objet perdu  (selon le point de vue de Freud, de Karl Abraham et aussi, en partie, de Mélanie Klein), expose au plus grave danger si elle est reçue comme une attaque contre l’objet d’amour perdu incorporé. Il convient que l’analyste mette d’abord l’accent sur l’amour échangé entre l’objet  perdu et le sujet.  Cela ne veut pas dire que l’ambivalence et l’agressivité n’existent pas, mais qu’il convient de laisser au patient le soin de les aborder lui-même après que la part d’amour mutuel entre le sujet et son objet perdu ait été valorisée.
A l’occasion du deuil pathologique, il est important de préciser que :- le trauma psychique n’est pas l’événement extérieur, il résulte du fait qu’un excès de souffrance ne permet pas l’introjection d’ un ensemble d’ impressions ressenties . Si les traumas de la petite enfance sont particulièrement graves, on peut être traumatisé à tous les âges par les violences physiques et psychiques et surtout par la menace de mort

Les influences trans-générationnelles
 On est amené à distinguer les influences trans-générationnelles de l’ensemble des problèmes intergénérationnels en séparant :
– les clivages du Moi liés aux traumas personnels dont nous venons de traiter;
– les perturbations de l’unité duelle mère-enfant  (ou parent-enfant)  dans  les  cas  de mère ou de parents endeuillés à proximité d’une naissance décrits en particulier par  Monique Bydlowski; il s’agit là de perturbations accidentelles,  en général temporaires, qui peuvent pourtant avoir un grand retentissement pour l’avenir d’un bébé;
– enfin les Fantômes psychiques élaborés à travers les générations qui entraînent toujours des perturbations dans les relations parents-enfants et qui constituent spécifiquement les problèmes trans-générationnels.
Dans notre perspective, la transmission psychique n’est pas héréditaire, elle résulte d’un héritage familial précoce qui s’opère au travers des interrelations précoces, mère-enfant et parents-enfant, d’abord fondées sur les attitudes, les gestes, la mimique et la vocalité en attendant que le langage y intervienne en tant que langage verbal.
Le terme « Fantôme » est une métonymie pour la nouvelle notion psychanalytique de Nicolas Abraham de « travail du Fantôme dans l’inconscient ». Il l’a défini comme le travail,dans l’inconscient d’un sujet, du secret inavouable  (bâtardise, inceste, criminalité,….) d’un autre  (ascendant mais aussi autre objet d’amour, voire patient…ou thérapeute). J’en ai étendu la définition au travail  induit dans l’inconscient d’un sujet par sa relation avec un parent ou un objet d’amour important porteur d’un deuil non fait, ou d’un autre  traumatisme  non  surmonté,  même  en  l’absence d’un secret inavouable, avec la réserve qu’un deuil non fait devient par lui-même un secret au fil du temps , après des années, voire des décennies. Tout le monde comprend bien les manifestations de tristesse, voire de dépression, d’un endeuillé au cours de la première année, voire des trois années qui suivent un deuil grave. Plus tard, personne, y compris l’intéréssé, ne fait plus le lien entre le deuil et les manifestations psychopathologiques récurrentes d’un ancien endeuillé qui ne manquent pas de retentir sur ses relations avec ses proches et, en particulier, avec ses enfants.
Placé sous le sceau du secret, le Fantôme entraîne une « nescience », une obligation de ne pas savoir, pour le sujet qui en est affecté. Ses manifestations cliniques, les hantises, sont très diverses. Il s’agit aussi bien de paroles et d’actes bizarres que de symptômes phobiques, obsessionnels, psychopathiques, psychosomatiques et, parfois, psychotiques. Didier Dumas (1985) a décrit des psychoses infantiles liées à la fantomologie, j’ai décrit un cas et l’on retrouve les influences transgénérationnelles des traumas, en particulier lies à l’Histoire, dans l’oeuvre de Françoise Davoine et de jean-Marc Gaudillière. Issu des effets de traumatismes psychiques non surmontés,  en particulier des parents ou des grands-parents, le Fantôme a un double rapport avec le Trauma, car la fragilité psychique qu’il entraîne chez le descendant rend ce dernier plus traumatisable, la présence d’un Fantôme est  toujours potentiellement traumatisante.
La  connaissance psychanalytique  ne sépare, ni dans sa démarche ni dans ses résultats, l’intelligence (l’esprit ou le psychisme) avec son pôle discursif  verbal  et  son  pôle   sensorimoteur  de   l’affectivité ( émotions ou  sentiments), contrairement à une tendance intellectualiste à mettre l’homme en équations qui s’est exprimée dans des « mathèmes » à la fin de l’oeuvre de Lacan.
Le Fantôme est parfois conçu comme un « objet transgénérationnel », véritable corps étranger interne, qui serait en particulier imposé inconsciemment par  les ascendants à des enfants qui le recevraient passivement . Les premiers textes de Nicolas Abraham laissaient une part d’incertitude sur ce point.  A partir de son travail,  j’ai insisté sur l’importance du concept de « l’unité duelle » en tant que toujours déjà rompue dès la naissance dans l’espèce humaine du fait de l’impotence motrice du nourrisson, ce qui constitue un Trauma et un Fantôme commun, pour moi le concept premier de la psychanalyse. Trauma et fantôme commun sont à la fois différents et liés à la fantomologie particulière qui peut résulter des avatars qu’ont connu les psychés parentales. Le besoin que le bébé a de ses parents l’amène  à déployer une riche activité psychique dès l’orée de la vie dans ses interactions et son interfantasmatisation avec sa mère et ses parents dont Sandor Ferenczi a, le premier, pressenti l’importance avec la notion de « l’enfant-thérapeute ». Pour moi, le Fantôme résulte d’une lacune dans les Objets  internes qui va faire lacune dans  le Ça de l’enfant ainsi que dans le Moi et le Surmoi qui s’en différencient. Si la lacune peut être caractérisée comme l’effet d’ une forclusion, un élément qui aurait dû faire partie de la topique de l’enfant faisant défaut, les manifestations cliniques fantomatiques sont liées à une activité, à un travail psychique incessant et désespéré de l’enfant pour combler la lacune. La pulsion filiale de l’enfant est exacerbée par les manques du parent et cela rendra difficile la mise en place convenable de sa pulsion génitale. Le Fantôme au sens métapsychologique est donc pour moi une construction psychique de l’enfant, le produit de son travail psychique pour comprendre et soigner son parent avec l’espoir d’en être à son tour mieux compris et soigné. Sege Tisseron a repris ce point de vue en proposant de parler d’influences transgénérationnelles plutôt que de transmission car les manifestations fantomatiques sont rarement de pures répétitions A partir de là, la cure des patients qui en sont porteurs apparaît comme un travail de déconstruction pour lequel j’ai essayé d’indiquer les conditions les plus propices.
Le cas de Fantôme le plus commun est celui où la Mère  est une porteuse de crypte avec un indicible en elle ou une porteuse d’un Fantôme actif avec un innommable (au sens où il a été impossible de mettre un nom sur certains éprouvés) en elle, l’enfant est amené à travailler  psychiquement à partir des cryptonymes de la Mère mais aussi de l’ensemble des symptômes qu’elle peut exprimer dans des périodes troublées. L’enfant est amené à symboliser par rapport à la réalité cryptée de la Mère et sera conduit  à un maniement expressif bizarre du langage le rendant peu apte à la communication intersubjective habituelle. C’est notamment le cas du « Käfer de Monsieur E… », malade évoqué par Freud dans une lettre à Fliess que N.Abraham a médité. Le patient jouait à attraper un coléoptère (Käfer) et l’échec de son jeu suscitait l’angoisse. Pour N.Abraham, le jeu est le Fantôme agi: si le patient avait pu saisir l’insecte avec sa main, il aurait été libéré du désir de saisir avec son esprit la chose dont il s’agissait. Or, si le « Käfer » renvoie à l’interrogation française « Que faire? », les mots allemands ne renvoient pas seulement à l’hésitation de sa défunte mère à se marier, mais peut-être aussi à avorter plutôt que de mettre au monde le patient. Le jeu réalise la signification du mot et évite l’évocation du drame originaire. On retrouve dans la problématique du fantôme le traitement particulier du langage envisagé avec la crypte.

La Dame au corbillard ou la symbolisation pour le compte de son père
Un cas clinique que j’ai appelé « la dame au corbillard » illustrera le passage de la crypte d’un père vers le Fantôme chez sa fille.Une patiente, tourmentée et tourmentant son entourage par une crainte obsédante de la mort de ses proches par cancer, passe tout à l’eau de Javel, oblige mari et fille à se déshabiller sur le seuil de sa maison et mène une vie impossible. Ses obsessions intenses avec rites de protection m’apparaissent pourtant liées à une névrose de base hystérique du fait de sa présentation séductrice et de la chaleur de ses réactions émotionnelles.
Elle me dit un jour qu’elle appréhende de venir me voir car elle panique à la vue  des corbillards qu’elle rencontre fréquemment, car ma maison est encadrée par une église et par une clinique de cancérologie.  Je forme alors une hypothèse que je lui communique au conditionnel; « Ne pourrait-il s’agir d’un corps sur le billard? ». A partir de là, en quelques semaines, l’extrême condensation idéoaffective centrée sur la vue ou l’évocation d’un corbillard va pouvoir se déchiffrer.
Dans le registre névrotique de la vie psychique , le billard lui évoque d’abord le tapis vert d’un café tenu par un vieil oncle qui s’est exhibé une fois devant elle, enfant, sans que cela la trouble outre mesure. C’est aussi l’herbe reverdie au printemps où un jeune homme, sensiblement plus âgé qu’elle, la culbute subitement sans un mot, ce qui la fait fuir et l’attriste après-coup, car il lui plaisait.
Dans le registre traumatique, c’est son père qui, avant de passer sur le billard pour une intervention bénigne, est paniqué par la crainte de mourir. Elle est alors enceinte et tellement bouleversée qu’elle ressent une vive douleur abdominale, puis ne sent plus les mouvements du foetus et accouchera plus tard d’un foetus macéré de sexe masculin. Quand elle aura ensuite un bébé fille, elle aura la crainte obsédante de le blesser.
Dans le registre du Fantôme, j’apprendrai que l’affolement du père face à l’anésthésie peut être relié au fait qu’il a perdu sa mère brutalement dans son enfance,  la cause avouée étant un cancer, mais il s’agissait en fait d’un avortement clandestin dans une famille catholique pratiquante. La patiente obtient de premières informations d’une tante et son père pourra ensuite lui parler. Cet homme qui a tout un passé de dépressions et d’autres symptômes de deuil pathologique en sera apaisé tandis que les conduites folles de la patiente vont régresser. Quand il avait atteint l’âge auquel sa mère était morte, le père avait surpris son entourage en rentrant  du travail avec ses cheveux teintés en roux, la couleur des cheveux de la défunte.
C’est l’expérience émotionnelle transféro-contre-transférentielle qui m’a permis d’ouvrir prudemment un mot-clé. Le mot  « corbillard »  est à la fois un signe verbal qui signifie l’enterrement et qui réfère à la mort et un signe vocal dont la découpe syllabique renvoie à deux autres signes, « corps » et « billard ». Mais si la face signifiante du signe avec son phonétisme intervient dans le travail psychique, c’est le signifié singulier  « corps (sur le) billard » qui est décisif dans la compréhension du cas.
Cette vignette clinique illustre le cas le plus simple où un Fantôme est construit inconsciemment par une patiente avec l’intention d’éviter à tout prix que de nouvelles morts catastrophiques ne se produisent dans sa famille de manière à protéger son père dont elle sent la fragilité et auquel elle est liée par un lien d’amour très fort. Elle montre également qu’un Fantôme ne provient pas forcément de la relation primitive  à la mère, mais peut venir de la lignée paternelle .
Cette psychothérapie analytique illustre bien la portée d’un mot très investi affectivement, mais elle ne donne pas l’occasion de voir comme une longue psychanalyse comment un lent travail sur le conflit névrotique chez une phobique très inhibée vient se complexifier avec la découverte d’un trauma sexuel personnel, puis d’un secret honteux de bâtardise concernant la génération précédente. Si tous les enfants d’une famille sont plus ou moins marqués par les problèmes irrésolus de leurs ascendants, la force du lien d’amour de l’enfant avec un parent porteur de crypte ou de fantôme en fait une victime privilégiée du passé de ce parent.
L’étude des avatars précis de la symbolisation dans les cas de Crypte et de Fantôme permet de reculer les limites de l’analyse et d’éviter de recourir excessivement à la notion d’irreprésentable. Enfin, le travail ne se limite pas au décryptage verbal, toute traduction nécessite la mise en rapport des toutes les hypothèses concernant les symptômes, les rêves, le langage, les éléments de la vie passée et actuelle et la relation « transféro-contre-transférentielle ».

La symbolisation
Ayant abordé le symbole brisé chez les malades du deuil et la symbolisation pour le compte d’un objet d’amour chez les sujets fantômisés, je terminerai par la théorie du symbole psychanalytique de N.Abraham. On peut l’aborder à partir d’un mythe de l’origine de la vie psychique- dont l’observation et l’expérimentation avec les bébés permettent aujourd’hui de verifier plus ou moins la pertinence- ou à partir de la symbolisation achevée telle qu’on la rencontre dans la cure des adultes névrosés.

La symbolisation dans la névrose commune
Le travail de Maria Torok sur l’envie du pénis est l’occasion d’envisager la symbolisation dans la névrose. Elle écrit: « …le sexe qu’on n’a pas se prête, on ne peut mieux, à figurer l’inaccessible, pour autant qu’il est par nature étranger aux vécus du corps propre. Voilà donc qui symbolise à merveille l’interdit qui frappe précisément des expériences du corps se rapportant au sexe propre… ». Découvrir l’instance responsable du refoulement, c’est affronter les « …régions obscures où couvent haine et agressivité contre l’Objet (maternel) qu’on ne saurait ne pas aimer… »…ce qui est convoité ce n’est pas la « chose » mais les actes qui permettent de maîtriser les « choses » en général…Convoiter une « chose », c’est précisément manifester à l’Imago le renoncement aux actes… ». Après sa genèse rétrospective, elle considère la dimension prospective du symptôme. Il indique la non-accession génitale, l’interdit refoulant a donc dû porter sur l’expérience préparatoire du projet génital et de l’identification féminine: inhibition, totale ou partielle de la masturbation, de l’orgasme et de l’activité fantasmatique concomittante. L’ « envie du pénis » est la revendication déguisée de ses propres désirs de maturation et d’autoélaboration à la faveur de la rencontre de soi dans la conjonction des expériences orgastiques et identificatoires. L’interprétation de l’envie du pénis vise à une double prise de conscience concernant: 1° le caractère idéalisé du pénis convoité; 2° le caractère subjectif de cette idéalisation.
L' »envie du pénis » est le symbole conscient: elle se manifeste clairement dans les propos et les attitudes des patientes. Ce symbole est lui-même quadripolaire. Sur le plan affectif, on constate l’envie et la revendication, l’inhibition et l’angoisse, la rage contre l’Imago maternelle, le dépit, le vide intérieur et la dépression, enfin le désespoir. Sur le plan des activités, il y a inhibition intellectuelle et inhibition des gestes relationnels. La perception de soi et des autres est marquée par la surévaluation des possibilités des hommes tandis que les patientes se sentent faibles, inertes, dépendantes. Sur le plan du langage verbal, les patientes expriment qu’en l’absence de pénis elles n’auraient pas d’attributs dignes d’être aimés et admirés et il est manifeste qu’elles se réfèrent à un « pénis idéalisé ». Cette situation s’accompagne d’une image du corps amputée de ses possibilités génitales (toutefois la « castration » ne concerne  pas  l’organe, mais les actes et les plaisirs qui s’y trouvent normalement liés) et, corrélativement, d’une image d’un monde fragmenté. La fantasmatique est marquée par des fantasmes meurtriers contre la mère qui contrôle ( y compris l’intérieur du corps de l’enfant). Au demeurant, les inhibées de la masturbation ont volontiers des fantasmes de viol semblant dire: « Plût au ciel que je fusse violée, ainsi je pourrais jouir des actes relationnels de mon sexe sans transgresser ton interdit, ô Mère! ».
Le cosymbole inconscient qui se dégage au cours de la psychanalyse correspond aux possibilités propres au sexe féminin qui étaient frappées de refoulement. Sur le plan affectif, on voit apparaître l’espoir, la confiance, la joie, la puissance, la plénitude et l’élation. Sur le plan des activités, les activités physiques et intellectuelles s’améliorent, la masturbation et l’orgasme sont retrouvés et les patientes peuvent recevoir ou envisager de recevoir le pénis d’un homme. La perception de soi et des autres est forte, active et indépendante tandis que des possibilités réelles mais limitées sont reconnues aux hommes et aux parents. Sur le plan du langage verbal, les patientes parlent de  » se manipuler » et se permettent de se donner des interprétations. Cette nouvelle situation s’accompagne de l’image d’un corps complet avec ses sensations génitales et, corrélativement, de l’image d’un monde complet. Les fantasmes d’identification aux parents permettent de s’imaginer dans toutes les positions de la scène primitive.

La mise en place de la symbolisation
En amont, à l’orée de la vie,  N.Abraham suppose l’Angoisse originaire qui ne devient exprimable que de manière symbolique,  le Prémoi  symbolisant avec son Autre dans un mouvement de fusion (contact) où il trouve la confirmation de son être, mais qui ne doit pas s’accomplir complètement car il s’y perdrait, d’où l’importance du mouvement inverse de défusion (rupture) où s’instaure son autonomie relative mais qui ne peut davantage s’accomplir complètement car il ne pourrait perdre entièrement l’objet sans se perdre. On peut rapprocher ce double mouvement des polarités de vie et de mort de Freud, du processus originaire de Piéra Aulagnier avec les pictogrammes d’acceptation et de rejet  et du contenant-contenu chez Bion. J’en ai  rapproché le mode de penser sensori-affectivo-moteur d’Henri Wallon. Ce qui se joue d’abord dans l’intersubjectivité se joue ensuite dans une large mesure  dans la relation des images de soi aux images internes des objets qui ont pourtant besoin d’être ranimées par les relations interpersonnelles. En ce sens , la pulsation sortir de soi-retourner vers soi  est à la fois source de vie et danger de mort sur ses deux versants et c’est de son oscillation souple que naissent les meilleures réalisations  de soi parmi les autres.
Le symbole psychanalytique   selon N.Abraham   est donc « …un  symbole opérant , animé de sens et supposant  des sujets concrets,  considérés  comme  un ensemble en fonctionnement…L’opération du symbole est l’opération d’un sujet en relation  avec ses objets…. »…..Du  point de vue psychanalytique, il s’agit essentiellement  des objets psychiques ou imagos de sorte que « …le conscient   et l’ego sont appréhendés   comme un aspect   partiel d’une synergie   où interfère l’action de plusieurs personnages intérieurs… ».Dans les névroses de transfert telles que Freud les a étudiées, comme nous l’avons vu avec “l’envie du pénis”, le texte du symbole- les manifestations    symptomatiques    du patient- ne peut être interprété    qu’en le réunissant avec son cosymbole  inconscient   du fait du refoulement. A la suite de N.Abraham, j’ai mis l’accent sur le caractère  quadripolaire   du symbole  psychanalytique,   unissant l’affect avec la capacité   de s’auto-affecter,    la perception   interne et externe   et ses traces avec les images   qu’elle permet de construire, le langage verbal avec sa double  face vocale et lexicale,   et la potentialité d’action. Cette définition étendue   montre que la psychanalyse   prend en compte les processus cognitifs    et les conduites- même si les analystes ont parfois négligé l’action, réduite au passage à l’acte et à l' »acting in  » ou « out » dans la cure-, les émotions et les sentiments et tous les versants du langage , mimogestuel, vocal et verbal. Cette conception moniste du symbole évite les inconvénients  de la tripartition lacanienne. La poursuite de la recherche devra à la fois progresser dans l’étude de la mise en place de la symbolisation avec ses avatars chez le jeune enfant- sur ce chemin, en France, Geneviève Haag m’apparaît la plus avancée- et les avatars de la symbolisation dans les grandes psychoses  de l’adulte où trois voies restent en concurrence: celle qui met directement l’accent sur le langage et me semble s’appliquer davantage à la paranoia au sens restreint de l’Ecole française (c’est ici que les lacaniens  s’illustrent le mieux), celle qui passe par le langage avec des médiations (modelage, dessin,…: Pankow, Dolto) et celle qui passe de manière privilégiée par les thérapies corporelles (enveloppements humides: Claudie Cachard).
Si l’introjection – la prise en compte dans le Moi-instance freudien des désirs échangés entre le sujet et ses objets- est retardée dans la névrose commune, elle est bloquée par les traumas et par leurs influences trans-générationnelles.
Après les travaux psychanalytiques des trois premiers quarts du siècle, les problèmes posés par la sexualité psychique inconsciente étaient bien inventoriés  mais les questions liées aux traumatismes singuliers, aux séparations et aux deuils de personnes  aimées ,  lesquels  jalonnent  toute  vie , étaient  moins étudiées.  A plus forte raison, les effets sur les descendants des problèmes irrésolus de leurs parents et de  leurs   aïeux   étaient   largement  méconnus   par  la  psychanalyse  et les sciences humaines jusqu’aux trente dernières années même s’ils avaient été signalés dans des textes religieux, philosophiques et poétiques depuis l’Antiquité. Si Freud  a eu quelques intuitions en direction de ce problème, Barbro Sylwan et Maria Torok ont montré à propos du Petit Hans les problèmes personnels de Freud qui ont pu le gêner dans l’approfondissement de ces questions. Lorsque  Sigmund  Freud,  l’infatigable  déchiffreur  d’énigmes, s’efface derrière Sigmund Freud, l’esprit systématique, « la réaction thérapeutique négative » constatée au cours de la cure des cas difficiles est rapportée par lui à  la suprématie de  » la  pulsion  de mort » et le psychanalyste  est invité à modérer ses ambitions thérapeutiques et à renoncer à la  cure  de  certains  patients. Par contre, si l’on poursuit  le chemin ouvert par Sandor Ferenczi, certaines réactions   « thérapeutiques négatives  »  peuvent apparaître comme un effet de la surdité de l’analyste et être levées par un affinement de l’écoute et par le recours à de nouveaux outils psychanalytiques. Telles ces rivières du Jura  qui disparaissent  dans  la   montagne  et    resurgissent là où on ne les attend pas, la vie psychique peut trouver un nouvel essor chez un patient qui paraissait définitivement voué à la folie.

Note Bibliographique complémentaire
Torok M. (2002). Une vie avec la psychanalyse, Paris, Aubier

Résumé
De la déconstruction de l’envie du pénis chez la femme à l’étude des inf-luences trans-générationnelles en passant par les malades du deuil en fondant une théorie générale de la symbolisation et de l’introjection , Nicolas Abraham et Maria Torok ont inauguré une nouvelle étape de la théorie psychanalytique précieuse pour le travail de tous les psychistes .
Mots-clé
Malades du deuil, secret, crypte, fantôme, symbolisation

Notes
1. La majuscule désigne la notion psychanalytique, l’anasémie de la mère, il s’agit de l’intériorisation des relations avec toutes les personnes et avec l’environnement ayant contribué à assurer la fonction maternelle pour un enfant.