09/12/2020

Bernard, seul contre tous…

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Bernard, 88 ans, résident d’un foyer-logement, est connu des soignants pour son caractère difficile et ses récriminations. Très sensible à l’injustice, solitaire, il semble en guerre permanente. Alors que la crise sanitaire bouscule le quotidien de l’institution, Bernard se braque, dans un entêtement qui révèle une problèmatique plus profonde… Claire Lormeau, psychologue, présente ce patient.

Bernard (1), 88 ans, vit en foyer-logement pour personnes âgées depuis une dizaine d’années. Redoutant la solitude, il y est entré après le décès de son épouse. Au fil d’un suivi psychologique, et de confidences de ses proches, qui viennent le voir plus ou moins régulièrement, nous avons pu reconstituer son histoire.

Originaire d’un pays d’Europe de l’est, Bernard a un parcours marqué par un traumatisme subi à l’adolescence : l’arrestation sous ses yeux de son grand frère, Ivan, opposant politique, durant un conflit dans leur pays d’origine. Modèle de Bernard et père de substitution depuis le décès de leur père des années auparavant, ce frère aîné décède en prison peu après, dans des circonstances inconnues. Bernard grandira ensuite seul avec sa mère, gardant en lui comme un hommage les valeurs de son frère. Cette loyauté dans un deuil sans fin s’accompagnera d’une sensibilité « épidermique » à l’injustice, et d’une force de caractère parfois teintée d’imperméabilité dans les échanges avec autrui.

Une fois adulte, Bernard s’émancipe, émigre en France, y trouve un emploi. Il fonde un foyer et a un fils. Des situations d’injustices  l’amènent régulièrement à se trouver en conflit, dans son milieu professionnel comme personnel, et il fait montre d’une grande réactivité émotionnelle. Ces passages « d’agitation » sont autant marqués de rébellion exaltée que de dépression, et de beaucoup d’agressivité. Dans ces périodes, seul le calme de son épouse arrive à le tempérer, car elle ignore ses humeurs et attend que la crise passe. Très douloureux pour lui, l’un de ces conflits se solde cependant par une tentative de suicide, et un séjour en institution psychiatrique.

Lorsque le suivi psychologique de Bernard débute, ce résident est connu dans l’institution pour son franc-parler et ses récriminations. Il s’attire ainsi facilement des inimitiés, et doit régulièrement changer de place à table aux repas, qui sont pris en commun par les résidents. Il se dit insatisfait de ses relations avec son fils, Michel, qui ne le comprend pas. De même, il se sent exclu par les autres résidents, qu’il juge par ailleurs « inintéressants ». Bernard présente une personnalité marquée par une forme de psychorigidité défensive. De son histoire de vie, il conserve la permanence du deuil non fait de son frère, qui se réactive à chaque automne, vers la date anniversaire de son arrestation. Bernard vit comme dans un sentiment permanent d‘injustice du monde et d’exclusion de sa personne. Nous le sentons « seul contre tous », et estimons son narcissisme très fragile, reposant uniquement sur son opposition aux autres et sa rigidité mentale. Les échanges sont caractérisés par une absence d’élaboration et d’insight, et une palette émotionnelle limitée.

Il est à noter que Bernard adhère à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) (2). Il souhaiterait être euthanasié, évoquant une limite de vie « digne » ne dépassant pas 90 ans, alors qu’il ne souffre ni de dépendance physique, ni de dégradation cognitive connue. Bernard semble surtout vouloir échapper à la blessure narcissique consécutive à la perte d’autonomie, et aux dégradations physiques (les douleurs notamment) et cognitives entraînées par le vieillissement de tout un chacun.

Cette posture lui vaut une méfiance de l’équipe soignante et administrative, qui craint une tentative de suicide.

De crise en crise…
Vient l’épidémie de covid-19, et les résidents du foyer logement sont confinés dans leur propre appartement. Les soins restent prodigués, et les repas sont d’abord livrés aux domiciles, tous équipés d’une kitchenette. Puis, afin de lutter contre la solitude, ce confinement est allégé et les repas sont à nouveau servis dans l’établissement principal. Bernard refuse, et est le seul à rester chez lui. Se sentant rejeté, il se protège de ses ressentis face aux autres en s’excluant davantage. Il rumine sur l’ensemble de ses relations, familiales et sociales, marquées de son sentiment d’être incompris. Lors du déconfinement, il est très compliqué de le faire revenir dans la vie de l’établissement.

Avec l’évolution de la situation sanitaire à l’automne, le directeur de l’établissement décide, pour des facilités d’organisation en vue d’un éventuel reconfinement, de rapatrier les quelques résidents du foyer-logement dans des chambres vacantes dans la structure principale. De surcroît, ce déménagement est l’occasion de rénover les appartements individuels. Les résidents « déménagés » perdent alors leur indépendance, mais gagnent en confort et en sécurité : les équipements sont plus récents, les soignants omniprésents dans la structure.

Toujours farouchement indépendant, Bernard traîne les pieds à visiter les chambres vacantes. Finalement, devant son indécision, une chambre sans voisin lui est attribuée, lui permettant de conserver ce qui paraît chez lui comme un besoin d’isolement protecteur. Très rapidement, Bernard manifeste son mécontentement : elle serait plus petite et moins bien agencée que les autres. La situation dégénère. Bernard exige une autre chambre, et convoite celle d’un de ses anciens voisins des appartements extérieurs, avec qui il a été ami mais est actuellement en conflit. Tout se mélange et prend une dimension disproportionnée. Bernard entame  une grève de la faim pour manifester son mécontentement et obtenir satisfaction.

Une décompensation paranoïaque ?
Nous faisons l’hypothèse d’un syndrome réactionnel au déménagement. L’ensemble se traduit par l’expression d’un sentiment d’injustice qui frise la persécution. Bernard semble tenter de reprendre le contrôle de la situation pour combattre « la faiblesse et l’incertitude » (3), en rejouant de son passé les conflits et deuils qui l’animent, et en entamant un bras de fer avec le directeur afin d’obtenir la chambre de son ancien voisin.

Privé de tout insight, Bernard ne réalise pas la discordance et la distance entre son combat et celui de son frère, dont il utilise les valeurs de résistant politique comme alibi. Sa grève de la faim « affichée », qui dure une quinzaine de jours, présente aussi une grande ambivalence, puisque Bernard mange cependant des fruits et des biscuits, s’hydrate normalement, et accepte parfois une soupe et un dessert… Les soignants passent le voir tous les jours afin de lui proposer à manger, et prendre de ses nouvelles, mais aussi surveiller son état, dans l’appréhension d’une crise suicidaire. En effet, bien que rassurés par les prises alimentaires de Bernard, ils observent que ce dernier ne quitte plus sa chambre, y fait les cent pas, dans un confinement auto-imposé cette fois. Son teint est hâve, ses traits (s’)accusent, et Bernard s’enfonce dans ses exigences. Il essaye, sans résultat, de convoquer la presse locale afin de faire valoir son point de vue et obtenir gain de cause.

Bernard tente de manipuler le psychologue, qui, de son côté, fait tout pour garder sa neutralité et jouer un rôle de médiateur entre lui et le directeur. Selon nous, Bernard est en souffrance et se trouve dans le déni total de ce qu’il traverse, dont la reconnaissance serait insoutenable.

En supervision (par visio), nous posons finalement l’hypothèse diagnostique de décompensation paranoïaque de type persécution (4). En effet, chaque action ou tentative de résolution du conflit, si elle ne rentre pas dans l’exigence stricte de Bernard (i.e. récupérer la chambre de son ancien voisin, par n’importe quel moyen), est interprétée de manière univoque contre lui. Il en vient à déformer les propos des soignants, y compris ceux du psychologue. Il devient hermétique, sa pensée dichotomique, dans ses propos ne subsiste aucune nuance. Suite à notre concertation, nous décidons de garder cette analyse clinique pour nous afin de ne pas contaminer l’équipe avec l’idée de la paranoïa, et ainsi générer un comportement particulier chez les soignants qui, par circularité, alimenterait les troubles de Bernard. Cette analyse nous permet cependant de prendre du recul, pour conserver empathie et neutralité.

Une sortie de crise ?
En recherche de solutions, le directeur de l’établissement tente de convaincre Bernard des qualités de sa chambre, qui n’en manque pas plus que les autres… Face à son refus, il lui propose ensuite un choix entre deux autres chambres, dans un autre secteur du bâtiment. Après avoir accepté de les visiter, Bernard arrête son choix. Des tensions se relâchent, peu de temps toutefois. En effet, la chambre choisie a besoin de menues rénovations, et ne pourra l’accueillir qu’une ou deux semaines plus tard. Bernard est ulcéré de devoir attendre, et exige des délais intenables. L’équipe note toutefois qu’il semble prêt à concéder un peu de terrain en abandonnant ses exigences initiales irréalisables. Le directeur a en quelque sorte proposé à Bernard un choix illusoire (5), qui permet d’envisager une sortie de crise.

Dénouement
Bernard emménage dans sa nouvelle chambre. Le psychologue décide de garder une distance relative avec lui. Avec des patients aussi rigides, nous pouvons parfois nous sentir impuissants, incapables de dénouer la situation et de procurer un soulagement.

Cette crise aura malgré tout permis à Bernard, à travers ses exigences, d’obtenir dans le symbole de son changement de chambre une reprise de contrôle de sa vie. Il lui était nécessaire de se défendre de la perte de repères et de maîtrise, générée par la dépossession de son ancien appartement. L’arrivée dans le bâtiment principal, faisant évoluer son identité sociale vers celle d’une personne en perte d’autonomie, a par ailleurs concrétisé l’approche de cette fin de vie que, dans son ambivalence, il craint et réclame à la fois. Bernard aura ainsi pu tirer des bénéfices du conflit et de son sentiment de persécution en ayant l’impression de sortir gagnant. Il affiche depuis une humeur joviale, comme si tout avait été oublié presque du jour au lendemain.

Depuis, Bernard semble avoir retrouvé son fonctionnement initial. Il prend de nouveau ses repas dans la salle à manger collective, en vertu d’un changement de table, loin de son ancien voisin. Ses nouveaux commensaux font déjà part de plaintes auprès de l’équipe, néanmoins, la situation a retrouvé sa forme initiale…

© Photographie de Didier Carluccio, en savoir plus sur son site Internet

(1)– Tous les prénoms sont fictifs. Celui du résident au centre de cette vignette m’a été inspiré par le crustacé voleur de coquille, connu sous le nom de bernard-l’ermite ou bernard-l’hermite, dont l’abdomen mou le rend particulièrement vulnérable. Précisions également que cette présentation m’a été communiquée par un collègue, durant une supervision individuelle. Merci à lui !
(2)– ADMD : Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité qui milite pour que chacun puisse choisir les conditions de sa propre fin de vie, en conformité à ses conceptions personnelles de dignité et de liberté . https://www.admd.net/
(3)– Cottraux, J. (2007), La force avec soi, pour une psychologie positive, Odile Jacob, pp 14.
(4)– Voir DSM-5, et l’article de Anne-Hélène Moncany, Santé mentale n°243, décembre 2019, pp 22-27.
(5)– Voir Watzlawick P. (1984), Faites vous-même votre malheur, Ed. du Seuil, p. 78.

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