30/03/2020

Il ne me reste plus qu’à me taire et à la laisser raconter…

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Au Groupe d’entraide Mutuelle (Gem) Le passe-Muraille, on s’organise en ces temps de confinement. Appeler les uns et les autres est une des tâches du président. Derrière une apparente bonne gestion du confinement, Corinne planque un quelque chose qu’elle évite de dire…

« Coucou Dominique. Je suis très contente que tu rappelles Corinne ce matin. Tu pourras me donner de ses nouvelles. Hier, elle m’a inquiétée. J’avais du mal à la comprendre au téléphone. Nous ça va, à part que la moitié de l’humanité est confinée et que j’ai peur. Le temps semble suspendu. »

Le texto de Gaëlle m’apprend qu’elle s’inquiète pour Corinne, une Gémienne (membre d’un Groupe d’entraide mutuelle Gem) qui n’a qu’un antique téléphone pour communiquer. Gaëlle est une des Gémiennes les plus réactives. Elle a une « vraie » vie sociale sur Facebook où elle poste régulièrement. En ce moment, elle relève différents défis lancés sur ce réseau social pour supporter le temps  suspendu du confinement : elle envoie des photos d’elle enfant, demande à ses amis de la décrire en un mot avec la  lettre « G », et propose des musiques qu’elle aime. Si Gaëlle a peur, plus d’un doit être terrorisé.

Qui appelle ?

Je connais bien Corinne. Du temps où j’étais infirmier en psychiatrie, j’étais son infirmier référent. Je sais que le confinement doit être un enfer pour elle. Ses voix doivent l’habiter en permanence. Comme elle régule leur déchaînement par l’alcool je ne m’étonne pas que Gaëlle, qui l’a appelée en soirée, ne l’ait pas comprise. A quelle Corinne dois-je téléphoner ? A celle que j’ai suivi pendant cinq ans ? A la Gémienne que je croise régulièrement le samedi, au journal, une fois par mois ? Quelle casquette vais-je revêtir ? Celle de l’ancien infirmier, à la retraite depuis cinq ans ? Celle du président intérimaire du Gem (qui n’est pas un lieu de soin) ? Puis-je oublier le  soignant que j’ai été ? Que vais-je induire en faisant irruption dans l’intimité de Corinne ?

Une animatrice n’ayant pas souhaité prolonger son contrat, le Gem avait organisé le 18 mars une journée de recrutement que nous avons dû annuler et reporter sine die. Céline, une des candidates au poste, m’a envoyé récemment un e-mail pour me proposer d’appeler les Gémiens isolés. Je lui ai opposé que j’appréciais sa proposition mais que je ne pouvais y répondre que négativement. Elle ne connait pas les Gémiens, ils ne la connaissent pas, comment pourraient-ils lui répondre, lui raconter leur quotidien ? Ils ne savent même pas à quoi elle ressemble.

« Ça  c’est une surprise !!! »

« Allo Corinne ?

– Dominique, ça c’est une surprise.

– Bonjour, je …

– C’est gentil de m’appeler. Bonjour Dominique »

J’ai appelé Corinne ce matin à onze heures. Je me suis dit que j’aurais plus de chances de pouvoir lui parler plutôt qu’en fin de journée. Dès qu’elle décroche, le lien est là et se manifeste. Même pas besoin de me présenter. Elle reconnait ma voix comme je reconnais la sienne. Pas besoin d’expliquer pourquoi je l’appelle. Ancien soignant ou président du Gem, peu importe, c’est Dominique. Je l’entends presque regarder son salon pour voir s’il est bien rangé. L’ancien soignant se surprend à penser que le transfert reste opérant. Il est vrai que Corinne qui n’écrit pas ne vient au journal du Gem que pour m’y rencontrer, que pour m’y montrer qu’elle va bien. Pour elle qui ne supporte pas le groupe, c’est un authentique exploit. Elle transpire l’angoisse mais elle vient.

« Comment ça se passe chez vous, le confinement ?

– Ben plutôt bien. Je reste à la maison comme tout le monde. On n’entend quasiment plus passer de voitures. Les oiseaux chantent leur sérénade dès le lever du jour. Mais c’est pénible de ne pas pouvoir sortir. Et vous ?

– C’est dur Dominique. Rester seule comme ça chez soi, c’est dur.

– Seule ?

– Oui. J’ai des nouvelles de la famille, de ma sœur qui est restée à la ferme, là-haut, de mon ami du Champsaur. J’écoute de la musique. Beaucoup de musique.

– Vous avez une play-liste ?

– Oui un peu ce que l’on écoutait quand on faisait « Musiques du Monde », autrefois au CATTP.

– Jean Ferrat, Léo Ferré.

– Et Barbara. Vous n’avez pas oublié.

– Non, je me souviens de la place que vous occupiez dans la salle, de la fois où nous avions chanté La Montagne.

– Pourtant que la montagne est belle, comment peut-on imaginer en voyant un vol d’hirondelles que l’automne vient d’arriver. » Elle chante le refrain de la chanson puis rit.

« Ça m’a anéantie »

Corinne est habituellement plutôt taciturne, sauf lorsque l’alcool donne des ailes à sa parole. Ce matin, ce n’est pas le cas. Je l’entendrais. Avant d’avoir pu lui demander quoi que ce soit, elle m’interroge sur mon vécu du confinement. Chacun fait comme il le sent ou comme il le peut. Elle m’interroge sur un vécu commun. C’est à ce titre que je lui réponds. Eluder reviendrait à instaurer une relation asymétrique, peu propice à l’échange. Corinne commence à évoquer sa solitude, elle y reviendra en boucles concentriques de plus en plus précises. La musique la ramène presque vingt ans en arrière quand elle participait au groupe de musique réceptive que nous proposions au CATTP. Cette expérience partagée amène une chanson puis un éclat de rire. Je pourrais raccrocher mais je ne le fais pas. Je perçois une hésitation, un quelque chose qu’elle évite de dire, qui se planque dans ses silences. Il suffit d’attendre, de laisser venir. En boucles concentriques toujours. « Ma sœur m’a appris que Jean-Michel, un ami d’enfance, s’est donné la mort. Ça m’a anéantie. Nous étions allé à l’école ensemble. C’est triste. » Il ne me reste plus qu’à me taire, qu’à la laisser raconter. Elle n’ira pas à ses obsèques, elle ne pourra pas lui montrer une dernière fois son affection.  Maudit confinement !

Après avoir quitté Corinne, j’ai envoyé un texto à Gaëlle pour la rassurer. Qu’elle continue à prendre des nouvelles de Corinne mais le mieux est de l’appeler en fin de matinée !

Dominique Friard, Président du Gem Le Passe-Muraille.