07/07/2017

« Qui es-tu, derrière ta blouse blanche ?… »

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Madame Y., hospitalisée après une tentative de suicide, interroge Christophe, l'infirmier à brule-pourpoint : « Etes-vous marié ? Avez-vous des enfants ? » Ces questions personnelles plongent le soignant dans un abîme de réflexion. Comment trouver la bonne distance avec les patients ?

Depuis quelques jours, une chaleur caniculaire rend le travail particulièrement difficile dans le service. Dans cet hôpital d’un autre âge, nous ne pouvons compter que sur un vieux ventilateur agonisant pour nous apporter un peu d’air. Nous le déplaçons au gré de nos mouvements et de ceux des patients, entre le réfectoire pendant les repas, la salle d’activité l’après-midi et notre poste de soin à l’heure des transmissions. Écrasé dans cette fournaise, je suis affalé sur un petit fauteuil, ne bougeant plus, incapable du moindre effort, au bord de l’endormissement ou de la syncope, bercé par le ronron du ventilateur tout près duquel je me suis astucieusement installé. Soudain, les questions de Madame Y. me tirent de ma torpeur : « Êtes-vous marié Christophe ? Avez-vous des enfants ? » Je suis immédiatement troublé et mal à l’aise. Assise à mes côtés, cette patiente attend ma réponse. Mais pourquoi cette question ?

Ma blouse me colle à la peau et un frisson me parcourt. En quelques secondes, je me souviens de mes cours à l’Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) et des conseils de nombreux collègues me rappelant la distance thérapeutique à maintenir avec les patients : « Ne te livre pas trop » ; « Reste discret sur ta vie privée » ; « Tu es un soignant, pas leur ami ! » ai-je souvent entendu.

Que répondre à cette patiente ? Je me sens en danger et il me faut trouver une issue au plus vite. Comment faire ?

La fuite

Mme Y. est hospitalisée depuis plusieurs jours, après une tentative de suicide. Son histoire de vie est douloureuse et toute l’équipe s’efforce de l’accompagner au mieux pour qu’elle se restaure progressivement. Notre relation est de bonne qualité et nous échangeons en confiance. À plusieurs reprises depuis son admission, elle m’a ainsi sollicité.

Mais pourquoi cette question ?

Mme Y. a quelques années de plus que moi. Y a-t-il quelques arrières-pensées de séduction de sa part ? Non, c’est impossible, je m’égare et regrette déjà de lui avoir attribué ces intentions. Comme s’il ne faisait pas assez chaud, mon esprit s’embrouille, déraille et déborde.

Que dois-je répondre ? Puis-je lui parler de moi, de ma vie, me livrer et ainsi briser la distance ? Ou au contraire balayer ses questions ? Dans ce cas, comment m’y prendre avec diplomatie pour qu’elle ne se sente pas rejetée ? Je ne sais plus quoi penser.

Comme au ralenti, je cherche d’impossibles réponses.

Déstabilisé, je bredouille quelques mots. « Non… Enfin oui… Euh… Je reviens !.…»

Lâchement, je prétexte une urgence pour vite m’extraire de cette délicate situation. Une grande culpabilité m’envahit sur le chemin du poste de soin où je me replie. Comment ai-je pu me conduire de la sorte ? Ce n’était qu’une simple question… Pourtant je suis perdu. C’est la première fois que l’on m’interroge sur ma vie privée et je suis très inquiet pour l’avenir.

« Nous sommes si proches d’eux… »

« Christophe… Quelle est ton histoire ? Qui es-tu derrière ta blouse blanche ? », me demande Germaine, ma collègue expérimentée, lorsque je lui rapporte mon embarras.

« Je pense que Mme Y. veut tout simplement faire ta connaissance, Christophe. Tu sais, nous passons tellement de temps auprès des patients que pour certains, nous devenons des compagnons de route sur lesquels ils peuvent s’appuyer. Des malades m’ont même dit que d’une certaine manière, je faisais partie de leur famille. Nous sommes si proches d’eux… Jusqu’à être parfois les premiers ou les seuls à prendre soin d’eux. Ainsi, certains souhaitent nous connaître un peu plus, par simple curiosité ou pour donner plus de corps ou d’humanité à la relation.

Alors, Christophe, dis-moi… Qui es-tu ? Penses-tu vraiment que renseigner un peu tes patients mettra à mal le lien qui vous unit ? Est-ce grave de préciser si tu es marié, si tu as des enfants ? Certainement pas. Rien n’est grave quand il s’agit de créer ou de renforcer un lien de confiance.

N’aie pas peur de te livrer un peu, tu n’es pas un robot ! Donne un peu de toi si le patient t’y invite, et crée du lien.»

Après cette discussion avec Germaine, mes neurones sont toujours en surchauffe. Dans un sursaut, bizarrement et sans que je ne comprenne tout de suite pourquoi, de lointains souvenirs me reviennent.

Me voici des années en arrière, dans la fraîcheur d’un hiver lointain, dans le Massif central, en Auvergne, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand. Je me souviens de ces volcans que j’avais découverts à l’occasion de vacances familiales. Immenses, grandioses et, malgré leur inactivité, terrifiants aux yeux du jeune adolescent de l’époque. Je les avais craints, parce qu’en moi résonnait leur puissance endormie, et leur incontestable résistance aux siècles passés m’avait imposé le respect. Mais plus que tout, leur silence m’avait subjugué. Ce silence qui semblait taire mille histoires.

Un jour, au sommet d’un de ces monstres de pierre et de terre, un vieil homme du pays nous avait raconté l’effrayante légende d’un cratère, berceau du lac Pavin qui aurait englouti l’ancienne cité de Besse après que ses habitants aux mœurs légères aient provoqué la colère divine et des pluies diluviennes. Il avait ajouté que, par temps clair, on pouvait distinguer, dans les profondeurs du lac, l’ombre du clocher, ce qui m’avait terrifié. J’avais même prié pour ne pas entendre le son de ses cloches.

Cette belle et mystérieuse région aux mille légendes était fascinante. Les volcans étaient là, devant moi, colosses silencieux veillant sur la plaine enneigée. Je m’en souviens encore avec émotion.

Quelle était l’histoire de chacun de ces volcans ? Combien de flammes avaient-ils crachées ? Combien d’époques, de légendes et de cités englouties ?

Derrière la blouse blanche

Et moi ? Qui suis-je ? Est-ce que je ne risque pas d’installer du mystère et de la méfiance plutôt que de la confiance en rejetant les questions et marques d’intérêt des patients ? Germaine a raison, une nouvelle fois encore.

Je n’ai ni la puissance ni la sagesse des vieux volcans d’Auvergne. Mais j’ai une proximité avec les patients qui doit me permettre de nouer un lien fort avec eux, pour peu que je ne dresse pas un mur de silence entre nous.

Aujourd’hui, quand un patient m’interroge, j’ose me livrer un peu plus… Pour créer du lien. Et systématiquement, je repense à cet épisode caniculaire et aux volcans.

Un jour, je retournerai en Auvergne voir si le lac a libéré la vieille cité engloutie et son église. Je m’assiérai alors sur les bords du cratère et réfléchirai à Germaine qui me demandait qui j’étais derrière ma blouse blanche. Et j’essaierai de trouver une réponse.

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