10/07/2018

Tous dans le même bateau…

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Après une semaine difficile, Christophe et ses collègues se retrouvent dans un bar. Les chansons populaires sont l'occasion de s'époumoner ensemble… et de réfléchir à ce qui constitue une équipe.

Quelle heure est-il ? Minuit ? Deux heures du matin ? Le bar à ambiance rétro est plein à craquer, et un brouhaha de conversations se mêle à des chansons que seuls les plus de 20 ans peuvent connaître. Les verres s’entrechoquent, les chaises hautes grincent sur le parquet usé et des fléchettes se plantent dans une cible d’un autre âge. Des rires, des éclats de voix, des discussions animées. La nuit, tout autour, enveloppe ce petit point de lumière et de vie dans la ville…

Ce soir, je suis loin de l’hôpital. Affalé confortablement dans un vieux canapé, j’observe les mouvements d’un groupe qui se déforme et se reforme. Il pourrait ressembler à n’importe quel autre. Des hommes, des femmes, plus ou moins jeunes, aux cultures et aux personnalités multiples. Un groupe comme un autre, dans un bar comme un autre, dans une ville comme une autre. Pourtant, il est unique et riche. Car il est une équipe.

Un cocktail de personnalités diverses

Nous travaillons ensemble depuis des mois, parfois des années. En cette fin de journée, après une semaine lourde de tensions dans le service, nous nous accordons un temps de répit.

Je n’aime pas les bars. La musique y est trop forte et les chaises trop rares. Je préfère les bancs publics, les gros rochers en bord de mer, les banquettes de train et tous les autres endroits qui bercent et où l’esprit voyage. Mais pour rien au monde je n’aurais manqué cet instant suspendu avec mes collègues.

Ce soir, ils sont tous là, ou presque. Le pitre qui déride et détend en toutes circonstances, patients et soignants, même dans les moments les plus graves, même quand il ne faudrait pas. Il est notre soupape quand nous n’en trouvons plus. La plus sérieuse d’entre nous est parmi nous aussi. Elle garantit la bonne tenue du travail et nous rappelle à l’ordre quand le désordre pointe. Quand les formulaires ne se remplissent plus ou se perdent les classeurs. Devant elle, nous tremblons tous, mais que deviendrait le service sans son intervention sinon un lieu de chaos ? Il y a aussi la rêveuse, lointaine, comme en dehors de l’équipe. Inaccessible, parfois incompréhensible, elle entretient cependant une relation privilégiée avec les patients qu’elle apaise. Le râleur, jamais satisfait car « rien ne va », ni l’équipe, ni les patients, ni les soins… Grâce à lui, nous nous remettons sans cesse en question. L’utopiste, qui ne désespère jamais et donne sa confiance à tous, de façon parfois étonnante ou risquée, bousculant chaque jour nos habitudes. Sont présents aussi le révolté, la maman, l’engagé politique et son ennemie jurée la révolutionnaire, l’hypocondriaque, l’écologiste, l’adulescent, le végétarien, le sportif, la voyageuse, le syndicaliste, la silencieuse mais observatrice, le sentimental, l’émotive, le trois fois grand-père et la plus jeune qui pourrait être sa petite fille, l’inquiet, le fatigué qui arrive toujours en retard et ami du pressé qui part toujours le premier, le cordon-bleu qui régale nos papilles, la spécialiste de la mode, toujours de bon conseil, le tatoué presque intégral…

« Comme vouuus ! »

Soudain, une chanson me plonge des années en arrière et nombre de mes collègues l’entonnent en chœur : Place des grands hommes de Patrick Bruel, probablement sélectionnée par un grand nostalgique, sort du juke-box. Pour qui ne la connaîtrait pas, elle raconte les retrouvailles d’un groupe d’amis après dix ans de séparation : « J’ai connu des marées hautes et des marées basses. Comme vous, comme vous, comme vous… J’ai rencontré des tempêtes et des bourrasques. Comme vous, comme vous, comme vous… »

Comme prise par une fièvre soudaine et d’une seule voix, l’équipe chante à tue-tête. Les uns contre les autres, ils se pressent, se collent, se rassemblent, hurlant de plus belle le célèbre refrain : « On s’était dit rendez-vous dans 10 ans. Même jour, même heure, même pomme. On verra quand on aura 30 ans. Sur les marches de la place des grands hommes. »

Certes, beaucoup chantent terriblement faux, au point de malmener mes heureux souvenirs d’adolescent, mais la ronde est si belle que l’émotion m’envahit. Je repense à notre histoire. Nous aussi avons connu, au travers de toutes nos difficiles prises en charge, les marées, les tempêtes et les bourrasques. La dérive, les ouragans, les embruns, les voies d’eau. Mais aussi et souvent le soleil, la chaleur, la lumière, la douceur, le printemps. Durant toutes ces années, nous avons marché côte à côte, ri et pleuré. Des temps ont été difficiles, éprouvants, d’autres plus cléments. Parfois nous nous sommes déchirés, toujours nous nous sommes retrouvés. Comme ce soir.

« Notre unité est essentielle… »

« Elle est belle notre équipe… N’est-ce pas Christophe ? » C’est Germaine, ma collègue, assise à mes côtés. Malgré son âge proche de la retraite, elle est là. Pour moi, elle est à part dans l’équipe. Solide et douce à la fois, elle est celle sur qui je m’appuie, qui m’apaise quand naît l’anxiété et me guide quand je suis perdu. Son expérience est si grande. Parfois pourtant, nous l’avons critiquée. Car Germaine s’affranchit des protocoles et s’écarte régulièrement du fonctionnement habituel, déstabilisant la plupart d’entre nous. Cependant, force est de constater que sa seule présence rassure les patients et qu’elle parvient toujours à calmer les situations les plus tendues. « Le lien Christophe… Toujours le lien… », me répète-t-elle.

À ses côtés, j’apprends à créer puis entretenir ce lien avec nos patients. Cette relation de confiance, qui permet la rencontre, ouvre l’échange et invite celui qui va mal à venir vers nous, à nous interpeller. Ce lien qui permet de rejoindre celui que l’on ne peut plus approcher. Ce lien qui dans la tempête unit le phare et le bateau.

« Tu vois, Christophe, c’est ça une équipe. Des hommes et des femmes, tous différents les uns des autres qui marchent, chantent et dansent ensemble. Souvent, nous avons été en désaccord, nous sommes disputés, désunis devant des patients difficiles dont la pathologie semait entre nous clivage et discorde. Pourtant, notre unité est essentielle…

Notre équipe est belle car malgré toutes les épreuves et les tensions, nous nous sommes toujours retrouvés. Nous devons maintenir coûte que coûte cette unité. Bientôt je prendrai ma retraite. Mais je compte sur vous tous pour garder cet esprit de bienveillance envers les patients mais aussi entre vous. Si notre objectif ultime est le lien avec nos patients, notre objectif second et nécessaire est de ne pas nous désunir. Sinon, comment ne pas sombrer ou seulement garder le cap dans la tempête ? »

La chanson se termine. Les verres se lèvent, s’entrechoquent et nous pensons fortement à nos collègues absents, veillant cette nuit sur tous nos patients.

La soirée se prolonge. Il est tard, Germaine est partie, et je vais en faire autant. Une fois de plus, je souris en pensant combien elle a raison, Germaine, elle est belle cette équipe…