02/10/2018

« Ma chère Germaine… »

FacebookTwitterLinkedInEmail

Le service de psychiatrie où exerce Christophe traverse une crise. Après une réunion d'équipe houleuse, où elle a été désignée comme bouc émissaire, Germaine est partie en vacances. Peiné, Christophe lui rappelle dans une lettre combien son enseignement et son expérience lui sont précieuses.

« Chère Germaine,

Tu viens de partir en vacances et cela fait bien longtemps que je n’ai pas écrit une vraie lettre, sur du papier et avec un stylo ! Mais un SMS ne me laissera pas assez d’espace et je ne sais pas si tu consultes tes e-mails. À choisir, j’aurais préféré un stylo-plume, à l’écriture plus douce, chaleureuse et poétique. J’ai cherché partout, dans tous les tiroirs de la maison, et même dans ma vieille boîte à chaussures marquée “Souvenirs”. Mais je n’en ai pas trouvé. Je me contenterai donc d’un vulgaire stylo-bille noir. Dommage, tu mérites mieux, Germaine !

J’ai choisi ce beau papier un peu jauni par le temps, où l’on distingue en filigrane un paysage. Il était dans la boîte à chaussures, glissé entre quelques lettres amoureuses de mon adolescence que j’ai relues avec émotion, finalement grâce à toi.

Vents et marées…

J’ai bien vu ta tristesse ce matin, après notre réunion de service. J’ai entendu les injustes critiques à ton encontre. J’ai compris que tu es devenue un bouc émissaire pour une petite partie de l’équipe, la “coupable” de nos dysfonctionnements, la cible ou le fusible. J’ai reçu tes mots apaisés et leurs troublantes certitudes, ta voix douce et leur regard irrité, ton expérience qu’ils ont oubliée. Et enfin j’ai perçu ta voix tremblotante et la larme que tu as retenue en partant.

Que te dire Germaine ? Tu connais les protocoles, les règles et les règlements. Souvent tu t’en affranchis, tu les assouplis pour les adapter à chaque patient en fonction de ses difficultés. Il est vrai que ta façon de faire est parfois un peu “à part”, ou “à l’ancienne” comme disent certains, quand tu fais fi des habitudes du service pour agir à ton idée. Oh bien sûr, cela peut nous déstabiliser et c’est peut-être pour cela que tu es montrée du doigt. Car qui mieux que celle qui sort du lot pour être désignée responsable de la crise que nous traversons ? Tu nous as pourtant souvent expliqué que les crises dans une équipe viennent et reviennent, comme les vagues de l’Atlantique. Reproche-t-on à un grain de sable isolé toutes ces vagues ?

Souviens-toi

Que te dire Germaine ? Sinon de ne pas oublier…

Souviens-toi Germaine, de cet homme en chambre d’isolement à qui tu avais laissé ses vêtements, sans tenir compte du protocole qui impose le port du pyjama et qu’il vivait comme une infantilisation. Il s’était immédiatement apaisé et nous avions évité, j’en suis sûr, de mettre en place les contentions physiques. D’ailleurs, tu avais favorisé ce lien de confiance qui lui avait peut-être permis de sortir plus rapidement de cette chambre.

Souviens-toi Germaine, de cet homme si souvent hospitalisé, insultant, méprisant, semant le chaos à chacune de ses arrivées dans le service. Tu nous avais invités à nous asseoir près de lui pour apprendre à le connaître. Sa terrible histoire nous avait émus et par la suite nous l’avions mieux accueilli.

Souviens-toi Germaine, de cette paire de ciseaux disparue que tu avais retrouvée, tout simplement, en discutant avec les patients du service, en dédramatisant, en promettant qu’il n’y aurait pas de sanction, et en maintenant ton lien avec eux. Deux patients avec qui tu avais une bonne relation avaient convaincu l’auteur du larcin de rendre l’objet dangereux. Tu ne nous avais parlé que du lien, toujours le lien, pour un soin en douceur et sans tension.

Souviens-toi Germaine, de cette jeune femme suicidaire, à qui tu avais permis de garder l’écharpe portée par celui qui venait de la quitter pour une autre. Nous étions terrifiés à l’idée qu’elle se fasse du mal avec ce bout de tissu. Tu nous avais d’ailleurs demandé qui nous voulions protéger, notre patiente de sa souffrance, ou nous de notre peur… Et tu avais vu juste car par la suite cette jeune femme n’avait plus tenté de se faire du mal, rassurée par l’odeur de cette écharpe portée chaque jour.

Souviens-toi Germaine de cet homme, très déprimé lui aussi, à qui tu avais laissé ses lacets contre l’avis de tous. “Parce que si cet homme se sent déshumanisé ainsi, alors le risque est bien plus grand” nous avais-tu expliqué. L’avenir t’avait à nouveau donné raison.

Souviens-toi Germaine, de ce jour où tu avais apaisé le conflit entre un patient et une collègue qui n’avait pas supporté que celui-ci lui touche les cheveux et avait réagi avec colère. Tu nous avais parlé de nos émotions et de nos attitudes, conscientes ou inconscientes, qui influencent parfois le comportement des patients.

Souviens-toi Germaine, de cet homme anxieux à qui nous avions refusé une cigarette une nuit, parce qu’il était trop tard et qui avait tout cassé dans sa chambre. Toi seule, consciente de sa souffrance et de l’aberration de ce cadre, avais pu l’apaiser, en discutant autour d’une cigarette que tu lui avais autorisée. Dans les suites de son hospitalisation, il allait souvent vers toi pour parler quand il n’allait pas bien.

Ou de cet autre patient en colère après moi à qui tu avais servi son petit-déjeuner bien après l’heure prévue, malgré mon rappel au règlement du service. J’avais dit non, tu avais dit oui. Je rigidifiais, tu assouplissais. Je me figeais, tu créais du lien.

À propos de cette cigarette et de ce café, tu m’avais demandé “Est-ce si grave ?” Et de rajouter, “le cadre est un outil dont nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être souple et adaptable pour ne pas perdre de son sens et se casser. Il doit être le roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en difficulté en disant “oui” si ce “oui” permet d’éviter la rupture, s’il participe au maintien ou la création du lien qui nous unit à nos patients.”

Souviens-toi Germaine, du jour où un patient s’est suicidé dans le service. L’équipe était meurtrie, effondrée. Jusqu’au dernier d’entre nous, tu avais trouvé les mots justes et su nous soutenir.

Souviens-toi Germaine, de cette vieille patiente qui s’était jetée à ton cou pour te serrer dans ses bras de longues minutes durant et que tu n’avais pas repoussée, alors que je l’aurais fait moi-même, effrayé par cette proximité. Tu m’avais dit que parfois, la distance thérapeutique n’est qu’un grand mot. Que nous ne sommes pas des robots. Que nous pouvons être touchés, et toucher. Que ce geste de réconfort n’est pas écrit dans les livres de psychiatrie mais qu’il peut être soutenant et rester dans le cœur éprouvé de nos patients.

Souviens-toi Germaine, de cet homme qui avait forcé le passage de la chambre d’isolement. Tu nous avais empêchés de nous interposer et lui avais proposé de l’accompagner pendant un petit temps de sortie. Tu avais marché et parlé avec lui dans le couloir, puis il t’avait suivi sans difficulté pour réintégrer la chambre. Sans tension ni violence. Parce que tu avais ouvert plutôt que fermé, accueilli plutôt qu’opposé.

Combien de bateaux…

Souviens-toi Germaine, combien, avec un café, un peu de tabac, un mot, un sourire, une main sur l’épaule, une marque d’attention, de confiance, tu as apaisé et sauvé de patients. Souviens-toi aussi Germaine, combien, avec patience, douceur, diplomatie, confiance et encouragements tu as accueilli et accompagné de soignants. Souviens-toi enfin Germaine, combien tu m’as rassuré et guidé, moi ton jeune collègue perdu devant la maladie et la souffrance de nos patients, et écrasé, plein de doutes, sous le poids des habitudes et des protocoles que j’essaie maintenant d’adapter. Combien tu m’as appris et apprends encore à avancer vers les patients, sans jamais reculer, pour tendre la main et créer un lien de confiance avec eux. »

Mon stylo-bille rend l’âme, lentement. Je fais une pause dans l’écriture et me relis. Le paysage en filigrane, à travers les lignes noires, apparaît désormais nettement. C’est un phare chahuté par les vagues.

Combien de bateaux a-t-il pu guider ou sauver ?

Souviens-toi Germaine, souviens-toi.

Ma chère Germaine… moi je me souviens.