27/01/2016

Tout casser

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C’est un atelier jardinage dans un hôpital de jour pour adolescent. A coups de pioche, Antoine, 17 ans, s’attaque aux vieux murs du bâtiment. Comment calmer cette éruption ? Germaine va s’appuyer sur une puissance aussi vieille que les pierres…

En ce mois d’avril, quelques bourgeons sont apparus pour notre plus grand bonheur. C’est là le signe de la fin de l’hiver qui s’éloigne et emporte avec lui les après-midis froides pendant lesquelles nous retournions avec peine la terre gelée du petit jardin thérapeutique de l’hôpital de jour pour adolescents.
Bientôt vont fleurir roses, tulipes et pousser fraises, pieds de menthe, arbustes fruitiers et herbes aromatiques. Le printemps apporte la lumière et l’espoir de jours plus clairs.
Avec les adolescents de l’atelier jardinage, nous observons la magie de cette nature vivante, avec fascination pour certains, désintérêt clairement exprimé pour d’autres et émerveillement pour moi.
Dans une ambiance détendue, la plupart d’entre eux s’affairent à leurs tâches jusqu’à ce que le jeune Antoine ne se saisisse subitement d’une pioche pour donner, en riant aux éclats, de violents coups sur le mur en pierre du vieil hôpital, classé monument historique.
J’ai pour les vieilles pierres un infini respect, autant que pour ceux qui les ont posées il y a des siècles. Des pyramides aux cathédrales, des obélisques aux chaumières, des statues aux phares, des routes aux hôpitaux, elles sont les témoins silencieux que nous devons protéger car elles sont l’Histoire des femmes et des hommes qui nous ont précédés.
Mais l’adolescent, peu soucieux de mes préoccupations rocheuses, a décidé d’abattre le grand mur vieux de mille ans. Immédiatement, les rires nerveux de ses petits camarades jardiniers retentissent, l’incitant à continuer le spectacle et annihilant mes espoirs de vite retrouver le calme. Il s’en donne à cœur joie, tapant ici et là, tandis que j’essaye en vain de récupérer l’outil.
 
La violence d’Antoine
Antoine a 15 ans. Le décès de son père, deux ans auparavant, a provoqué en lui une profonde tristesse. Il présente des troubles du comportement, qui ont conduit progressivement à sa déscolarisation. L’enfant d’hier, calme et discret, est devenu un jeune homme agressif et agité.
D’abord localisée dans la cellule familiale, envers sa mère désormais seule avec lui et ses frères, sa violence s’est dirigée contre le reste du monde, et notamment au collège où les rapports du directeur pour mauvaise conduite ont été nombreux. Un éducateur est intervenu mais sans pouvoir éviter l’exclusion. Cet éducateur a convaincu sa mère de la nécessité d’un accompagnement psychiatrique pour tenter d’apaiser Antoine. C’est ainsi que notre patient a intégré l’hôpital de jour, de façon partielle, sur quatre demi-journées par semaine. Le reste du temps est consacré à la mise en place progressive et adaptée d’une re-scolarisation dans un autre établissement.
Au sein de notre petite structure, Antoine nous a rapidement mis en difficultés. En recherche d’attention, il attaque le cadre et les soignants pour faire rire les autres adolescents. Entre pitreries et vandalisme ou insultes, son imagination est sans limite et nous devons nous aussi rivaliser d’inventivité pour désamorcer les tensions. Nos objectifs sont de l’accompagner au travers d’ateliers thérapeutiques, le soutenir et l’aider à mettre des mots sur sa souffrance plutôt que des actes parfois violents.

L’heure est à la destruction
À chaque coup de pioche, des éclats de roche jaillissent comme un feu d’artifice devant lequel je suis impuissant. Aucun mot d’humour, ni aucune négociation bienveillante ne parvient à calmer Antoine.
L’heure est à la casse et pire encore, à la destruction.
Seul avec six adolescents, j’attends que revienne ma collègue, prise au téléphone par des parents inquiets, et je peine à maintenir un semblant de sérénité dans le groupe. Devant les excès de leur camarade, certains jeunes s’amusent de la situation quand on peut lire dans les yeux des autres une anxiété naissante.
L’épais mur tient bon, mais pour combien de temps encore?
Et que fait ma collègue ? Nous savons l’importance d’être toujours deux soignants lors des ateliers, et plus encore à l’extérieur, en dehors des murs rassurants et contenants de notre service? Que dois-je faire? Courir chercher de l’aide mais laisser le groupe sans surveillance? Continuer l’atelier en espérant que mon apprenti maçon en herbe s’arrête? Tenter de reprendre la pioche de force, au risque de voir quelqu’un se blesser?
Antoine sème le trouble dans l’activité, et la tension dans le groupe. Je redoute que les autres patients ne s’agitent à leur tour, et je sens la situation m’échapper.
Les rires et les cris d’Antoine couvrent à peine le bruit terrifiant des coups sur le mur, je me liquéfie, les bourgeons bourgeonnent et les vieilles pierres silencieuses semblent me contempler avec tristesse et compassion.
 
« Nous sommes toujours là… »
À cet instant, étrangement, je me demande ce que pourraient me dire ces pierres…
Peut-être me supplieraient-elles de leur venir en aide, ou bien me diraient-elles : « Mais laisse-le donc exprimer sa colère… Nous en avons vu d’autres tu sais, et ces quelques coups de pioche ne sont rien à côté des guerres et des tempêtes que nous avons connues. Et malgré tous ces tourments, nous sommes toujours là! »
Ces vieilles pierres en ont tant vu… Combien de guerres ont-elles connues? Combien d’hommes ont-elles vus tomber? Combien d’amants épris se sont cachés derrière elles? Combien de crues ont-elles retenues? Combien de rires ont-elles entendus et de larmes vues verser? Combien d’enfants s’y sont appuyés? Combien de roses et de bourgeons ont-elles vus fleurir? Et enfin, de combien d’Antoine ont-elles reçu les coups?
 
Mon esprit s’égare, le jardin semble faner à vue d’œil, et Antoine pioche toujours, quand enfin ma collègue arrive. C’est ma vieille et fidèle Germaine. 
En quelques instants, elle prend la mesure du chaos ambiant. Et dans mon regard suppliant et horrifié, elle comprend mon incapacité à gérer tout cela. Elle entreprend à son tour de calmer le jeune homme, en vain. Soudain elle propose au groupe de tout arrêter pour aller manger des Carambars et à Antoine de nous rejoindre quand il le souhaitera.
L’appel des sucreries a un effet immédiat. Tous les adolescents, Antoine compris, se précipitent dans le service. Je reste seul, presque sidéré, avec mes pierres, mes bourgeons et ma pioche.
Comment n’ai-je pas pu penser à cette alternative pourtant simple? La diversion… J’ai bien tenté quelques alternatives, mais mes propositions n’ont pas eu la puissance du caramel.  Honteux, j’entends presque les vieilles pierres rire de moi, « incapable ».
 
Sortir du brasier
Plus tard, je rejoins Germaine pendant que nos jeunes patients rient de bon cœur aux blagues bien connues du célèbre bonbon. Après ce goûter improvisé, elle propose une séance de mimes, de devinettes, qui provoque rires et cris. Chacun peut se défouler selon ses besoins. Entre deux plaisanteries, elle tente de discuter avec Antoine, mais il refuse d’évoquer l’épisode de la pioche.
En fin de journée, les adolescents rentrés chez eux laissent un silence pesant et des dizaines de papiers de bonbons.
Que penser de ce fol après-midi ? « Tout cela n’est pas grave, Christophe, les bourgeons attendront, et le mur se remettra. Antoine a décidé d’empêcher l’atelier, et nous avons vite vu que nous ne pouvions pas l’apaiser. L’important n’était alors plus l’atelier en lui-même, mais le groupe qu’il fallait protéger de la folie destructrice du jeune garçon. Je n’ai pas d’eau pour éteindre le feu, mais, dans un tiroir de mon bureau, j’ai toujours des sucreries pour aider à sortir du brasier… Demain ou un autre jour, nous discuterons avec Antoine. Aujourd’hui, l’urgence était le groupe », me dit Germaine.
Sortir du brasier et laisser le pyromane…
Germaine a l’assurance et le sang-froid des pierres du vieux mur. Elle analyse calmement la situation, relativise sans trembler quand vient la tempête. Elle n’est pas effrayée par une pioche comme je le suis. À vrai dire, Germaine est le roc sur lequel je peux m’appuyer en confiance.
Les pierres du mur du vieil hôpital sont sûrement, encore aujourd’hui, bien en place. Je ne sais pas combien d’histoires elles connaissent. Mais dans 1000 ans, elles pourront raconter celle d’Antoine et de sa pioche qui ont fait vaciller le jeune infirmier que je suis, sauvé par les pierres qui n’ont pas cédé. Les pierres du vieux mur et ma pierre, Germaine.

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