10/03/2016

Il y a toujours un abri quelque part…

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Marine est une jeune fille de 13 ans qui souffre du syndrome de Gilles de la Tourette. Epuisée par sa maladie, elle est hospitalisée quelques jours en pédopsychiatrie où elle subit les moqueries des autres jeunes patients. Christophe, un jeune infirmier a bien du mal a intégrer la bruyante adolescente dans un groupe d’origami.

La grande feuille de papier Canson résiste. Dans un vieux classeur déchiré, d’où se détachent des mauvaises photocopies, je suis pas à pas des indications incompréhensibles et illisibles qui doivent me permettre de réaliser un magnifique cheval en Origami. De pliures en pliages hasardeux, de découpages en ciselages hésitants, j’attends sans grand espoir de voir se dresser le fier étalon. Mais à l’évidence, de beau destrier il n’est pas question, car mes compétences créatives sont probablement restées à la porte de l’atelier. Autour de moi, les adolescents du groupe thérapeutique sont concentrés sur leurs poules, lapins et autres animaux infaisables pour l’infirmier que je suis, qui n’atteindra jamais, l'inaccessible maîtrise du pliage origamique. Un silence doux et apaisant règne dans la petite salle, jusqu'à ce que la jeune Marine nous rejoigne et nous fasse sursauter à chaque manifestation de sa terrifiante maladie. Marine est entrée et avec elle, Gilles de la Tourette.

Le prochain coup de tonnerre

La jeune adolescente a treize ans et est hospitalisée en pédopsychiatrie depuis quelques jours. Elle souffre du syndrome de Gilles de la Tourette, plus communément appelé « Maladie des tics », et n’a pu être apaisée jusqu’alors par ses nombreux traitements. Épuisée par des années de cris, de grimaces et de gestes insensés, mais aussi par les moqueries et le rejet de ses camarades de classe, Marine est une jeune fille triste. Ses parents, très inquiets, ont accepté ce temps d’hospitalisation, comme un ultime espoir pour aider leur enfant déprimée.

Depuis son entrée dans le service, le temps s’est arrêté ou, plutôt, il est rythmé par ses incessants tics vocaux, presque hurlés, et les violentes claques qu’elle s’inflige du matin au soir sur les cuisses. Très vite, Marine a dû supporter les remarques agressives et moqueuses des autres jeunes patients. En quelques jours, bien involontairement, elle a semé le trouble dans le groupe. Il est désormais impossible de regarder la télévision, de manger, de jouer aux cartes ou de chercher du calme, sans que des hurlements ou des bruits soudains jaillissent et viennent déchirer la quiétude du service. Nous sommes tous, enfants hospitalisés et soignants, en proie à une hypervigilance épuisante qui ne nous laisse aucun répit, dans l'angoissante attente du prochain coup de tonnerre.

L’atelier Origami foudroyé

À l’atelier Origami, la foudre Tourette ne cesse de tomber, sans jamais s'arrêter, ici ou là, encore et encore, parfois sourde, parfois terrible, nous faisant trembler chaque fois. Ce n'est pas un orage, c'est une tempête. Entre deux éclairs, j’observe la pauvre Marine qui s’excuse toujours après chaque claquement. Puis, les larmes aux yeux, elle me demande si elle peut quitter l’atelier pour nous épargner son chaos. Dans ses yeux, je lis son désespoir mais surtout sa honte. Et l'impossible soutien des regards hostiles de tous ses camarades. Je m’interroge. Des moqueries clairement exprimées ou des sourires gênés et silencieux, quels sont les plus insupportables ? Je n'ai pas la réponse à cette question, et déjà d'autres surgissent. Dois-je accéder à la demande de Marine qui souhaite quitter l'atelier, ou la garder avec nous ? Dois-je la protéger des railleries ? Préserver la sérénité du groupe, de l'atelier ?

Et alors que le cyclone s’abat encore, nous enserre, nous écrase, je suis à mon tour emporté. Pris dans l'orage, ballotté de toute part, je cherche un abri où me protéger pour réfléchir. Mais Marine m'en empêche, me tape, me coupe, me transperce de tous ses symptômes.

Insupportables silences

Puis c’est le trou noir, la chute infernale. Dans un autre monde, sans cheval en papier, sans blouse et sans Tourette. Je suis sous une tente, des années en arrière. L’été a été caniculaire, et cette nuit terrible. Le vent, la pluie, le déluge, les éclairs, et le bruit effrayant des branches d’arbres qui tombent autour de nous, vacanciers minuscules et impuissants. Nous sommes incapables de faire le moindre geste et tremblons en silence, espérant ne pas finir écrasés. Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, le plus inquiétant n'est pas le fracas des éléments déchaînés, mais le silence entre chaque craquement. Ces silences pendant lesquels nous pouvons réfléchir, qui laissent éclater notre fragilité. Ces silences, annonciateurs cruels d'un prochain coup de semonce. Les silences de l'orage, les silences de Marine, les silences des sourires gênés. Oui, le plus insupportable ce sont toujours les silences.

Vivre avec sa bruyante différence

Puis, dans l’atelier, je retrouve mes esprits et  mon abri en la personne de Germaine, ma vieille collègue. Pour elle, il n'est pas question d'isoler Marine. Elle doit rester dans le groupe. A tous, Germaine parle donc de respect, et à Marine de choses et d'autres. Les tics continuent, les rires gênés aussi, mais, progressivement l'orage semble faiblir. Ma pauvre feuille de papier Canson ne ressemble à rien et les adolescents se moquent maintenant de moi. Peu m’importe, nous avons survécu et terminé l'atelier, tous ensemble. Germaine m’explique : « Christophe, malheureusement il est trop difficile pour le groupe de s'adapter à Marine. Nous devons donc aider cette jeune fille à s'adapter au groupe, même s'il est hostile… Le groupe pourra survivre, même sans s’adapter. Pas Marine. Ce sera difficile, mais c'est l'unique solution pour qu'elle puisse aller mieux. »

Pendant les semaines d'hospitalisation qui ont suivi, nous avons donc aidé Marine à mieux appréhender l'orage, à s'y adapter tant bien que mal, à supporter l'insupportable, à vivre avec sa bruyante différence.

Je repense souvent à cette jeune patiente. Je n'ai jamais su si nous avions pu l'aider, si elle a pu aller mieux, s’adapter à sa maladie, au monde, et supporter les silences. J'espère aujourd’hui qu'elle va bien. J'ai toujours peur des silences pendant les orages. Elle aussi sûrement. Avec le temps, j'ai compris que les branches tombent toujours, mais rarement sur nous. Mais j'ai appris à m'en éloigner. Elle aussi sûrement.

Et puis, il y a toujours quelque part un abri…