03/06/2016

Des cœurs héroïques

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Au cours d'une promenade dans le jardin du service, Christophe, l'infirmier, et Véra, une patiente psychotique âgée et handicapée physique, s'amusent à déchiffrer des graffitis gravés sur un vieux banc. Mais soudain, au détour d'une inscription, Véra fond en larmes et prend le jeune homme dans ses bras. Que se passe-t-il ? Comment la réconforter ? Qu’en est-il de la distance thérapeutique ? Le trouble, l’embarras, le tourbillon…

Dans le jardin de l’établissement, il y a un petit banc bleu, en bois. Écaillé par la pluie, usé par le soleil, rongé par le temps. De ce bleu sombre, finalement, nous distinguons à peine la couleur, à petites touches, entre graffitis, dédicaces et paraphes. Des centaines, et même des milliers de patients s’y sont assis, et certains y ont gravé quelques mots.
Nous les lisons avec Véra, une patiente psychotique de notre service de psychiatrie, ou plutôt nous tentons de les déchiffrer. Assise sur son fauteuil roulant, les cheveux en bataille, recouverte de plusieurs épaisseurs de vêtements chauds malgré la douceur du temps, elle tourne autour du vieux banc, et sourit en chantant.
Il y a des initiales, des “+” et des cœurs. Des prénoms, des dates et des codes postaux. Quelques dessins triviaux, d’autres indescriptibles ou abstraits. Des messages enflammés, d’autres infamants, des indicibles, des illisibles, des incompréhensibles. Il y a de tout, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Ce n’est plus un banc, c’est un roman ! Alors que je scrute chaque centimètre carré de l’œuvre d’art, bercé par l’air de la chanson de Jacques Brel que Véra fredonne, cette dernière fond en larmes.
Des paroles du Port d’Amsterdam, elle passe à des gémissements intenses et inhabituels, qui me saisissent de stupeur et d’émotion. M’approchant d’elle pour la soutenir, elle pointe du doigt les mots qui l’ont bouleversée.
Je découvre alors une petite phrase gravée en lettres capitales sur le dos du banc, depuis probablement des années à en juger par l’usure des sillons de ses entailles. On devine plus qu’on ne lit : “NOUS SOMMES DES CŒURS HEROIQUES”
 
Les larmes de Véra
Des cœurs héroïques… Quelle étonnante inscription.
Je regarde Véra, en larmes dans son fauteuil. Nous la connaissons depuis bien longtemps. Cette patiente d’un certain âge souffre d’une schizophrénie et vient régulièrement passer quelques jours à l’hôpital après avoir arrêté son traitement, ce qui inévitablement entraîne une recrudescence de ses hallucinations. Un jour, il y a bien longtemps, sous la terrible injonction d’un démon, seule chez elle, elle a mis le feu à son lit. Elle en a gardé de larges cicatrices de brûlures et a perdu l’usage de ses membres inférieurs. Refusant toute prothèse, puisque le diable en a ainsi décidé, elle ne marche plus et se déplace en fauteuil. Parfois elle hurle, envahie par une puissante douleur de ses membres fantômes. Mais jamais elle ne pleure ou se plaint, et la plupart du temps c’est sa joie et son amour de la musique qui la caractérisent. Elle chante, siffle, et fredonne toujours. Du Brel, du Piaf, du Brassens et bien d’autres interprètes d’un autre âge. Aujourd’hui, ses larmes coulent et sa longue et grave plainte me trouble.
Accroupi à ses côtés, cherchant des mots de réconfort, je n’ose pas la toucher. Soudain c’est elle qui me prend dans ses bras. C’est la première fois qu’un patient m’enlace de la sorte, je suis embarrassé. Mes bras mous et maladroits restent ballants et mon cerveau incapable devant cette femme qui a l’âge d’être ma mère.
Que puis-je faire? Qu’en est-il de la distance thérapeutique ? Dois-je attendre sans bouger ? Poser une main sur son épaule? La serrer dans mes bras? Le trouble, l’embarras, le tourbillon…
 
Le valeureux Ulysse…
Du petit banc bleu, du petit jardin du service, je m’évade et plonge dans mes souvenirs. « Nous sommes des cœurs héroïques… » Je connais ces mots, je les ai déjà lus ou entendus quelque part, un jour. Je me souviens, c’est un poème anglais. “Ulysse”.
Ma mémoire incertaine ne m’en livre pas tous les détails, mais il s’agit d’un poème du XIXe siècle d’Alfred Tennyson. Après de longs voyages, Ulysse décrit sa tristesse à son retour dans un royaume qu’il ne reconnaît plus. Il est alors pris d’un impérieux désir de repartir. Dans les derniers vers, il appelle ses compagnons à se relever :
“Et si nous avons perdu cette force
Qui autrefois remuait ciel et terre,
Ce que nous sommes, nous le sommes :
Des cœurs héroïques et d’une même trempe,
Affaiblis par le temps et le destin,
Mais forts par la volonté
De chercher, lutter, trouver et ne rien céder.”
Véra pleure dans mes bras, et, impuissant, je pense à Ulysse, à cet homme qui ne se reconnaissait plus dans un lieu devenu différent, dans un monde changé. J’imagine sa souffrance, son abattement et son désespoir. Je perçois sa peine et je comprends cette envie de repartir. De vivre à nouveau.
Je regarde ma patiente, j’écoute ses sanglots et je comprends. Véra est Ulysse. Ce jour-là, blottie dans mes bras, elle aussi affaiblie par le temps et le destin, mais forte par la volonté, elle lutte pour vivre. Mais pleure.
 
Le réconfort
Alors, sans vraiment réfléchir, je l’enlace à mon tour. Puis, après quelques minutes de silence, je sens battre son cœur tout contre moi. Et oui il est héroïque.
Au loin, à travers la grande baie vitrée du service, Germaine nous regarde et m’adresse un signe bienveillant. Sûrement elle a perçu ma gène et veut me rassurer. Plus tard elle m’affirme que parfois, la distance thérapeutique n’est qu’un grand mot. Qu’elle peut être mise de côté. Que nous ne sommes pas des robots. Que nous pouvons être touchés, et toucher. Elle me dit aussi que ce geste de réconfort que j’ai apporté à notre patiente n’est pas écrit dans les livres de psychiatrie mais restera dans le cœur éprouvé de Véra, que ce geste simple a été soutenant, et que c’est là l’essentiel.
Oui, Germaine a encore une fois raison. Je doute et j’hésite alors que ce rapprochement physique ne mérite pas tant d’interrogations. Aucunement. Seul compte le réconfort. Seul importe le soin. Prendre soin…
 
Epilogue
Des années ont passé et je ne sais pas ce qu’est devenue Véra, si elle fredonne encore et toujours de vieilles chansons, si elle va bien. Je ne sais pas non plus si le petit banc bleu est toujours dans le jardin du service. Si on a laissé les inscriptions. Mais depuis, j’essaie souvent d’entendre de loin battre le cœur de mes patients, et toujours j’entends la même chose, «des cœurs héroïques et d’une même trempe»….

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