19/02/2020

Les exemptés

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Au décours d’une formation, un aide-soignant s’emporte contre ses collègues exemptés de contention de l’agitation et de mise en chambre d'isolement par la médecine du travail. Ce texte explore les conséquences de ce (dys)fonctionnement sur les soins.

« Je n’ai pas envie de parler des patients. De toute façon, j’ai à peine le temps de les connaître. Je passe mes journées à faire le tour des « isos » et à faire le cow-boy auprès des agités. Il y a trop d’exemptés, alors ça revient toujours sur les mêmes ! »

Kevin, l’aide-soignant, est excédé. Je perçois la gêne de Michel, son collègue infirmier, qui détourne le regard. J’interviens une fois par mois dans cette unité sur le thème « Soins et contention ». Les trois premiers mois ont été marqués par les propos convenus, les « On n’a pas le  choix », « On n’est pas assez nombreux ». Nous abordons enfin un contenu conflictuel. Nous étions jusque-là dans le registre du semblant. Une équipe sans conflits, ça n’existe pas. Sauf dans les contes de fées. Le travail commence et je m’en réjouis. Il faut du temps et beaucoup de confiance pour qu’une parole authentique puisse surgir.

« Ils nous laissent prendre tous les risques »

Les propos de Kevin m’apparaissent quelque peu obscurs. Pour avoir écrit, il y a quelques vingt ans, un texte qui avait pour titre « Besoin d’homme » (1) je sais combien les soignants hommes peuvent être pressurisés par les appels des différentes unités qui usent et abusent de l’isolement. Je sais, pour y avoir été confronté, combien il nous est parfois impossible d’assumer la moindre activité dans la continuité. Ma fonction de formateur implique que j’oublie ce que je sais pour entendre ce que ressentent les soignants de l’équipe qui m’accueille.

« Trop d’exemptés ?

Ben oui, précise Kevin. Les collègues qui ont un certificat délivré par la médecine du travail ne peuvent pas être appelés pour une agitation ou pour faire le tour des chambres d’isolement. Les cadres de garde ont les noms de ceux qui peuvent être appelés ainsi que leur planning.

Un certificat médical permet de ne pas être sur cette liste.

Oui c’est ça intervient Michel. Moi j’ai des problèmes de dos qui m’interdisent de soulever les patients. J’ai été arrêté plusieurs fois pour des lumbagos dus en fait à une lombalgie chronique contractée lors des années où je travaillais en EHPAD. Mon accident de moto n’a  rien arrangé, bien au contraire. La médecine du travail m’a fait un certificat m’interdisant de porter des charges lourdes. Je ne suis pas appelé non plus en cas d’agitation. Je préfèrerais l’être, notez bien. Et je pense que je pourrais être d’une certaine utilité pour réguler les comportements agressifs avant qu’ils ne deviennent violents. Avec mon expérience. Mais, l’administration ne veut courir aucun risque. Chaque fois que je vois partir Kevin, ça me ronge.

Je sais ça Michel, ce n’est pas après toi que j’en ai quand je râle. Mais quand même il y en a qui abusent. Il y a de plus en plus d’exemptés et nous sommes de moins en moins à intervenir. J’ai du mal à croire qu’il y ait tant d’hommes cabossés dans l’établissement surtout quand j’en vois certains animer des activités sportives. 

Il y aurait des certificats de complaisance

Je ne peux pas l’affirmer mais j’y pense … Oui …Et ça me met en colère. J’ai l’impression d’être réduit à des muscles et à ma stature. Ça pourrit l’ambiance. Surtout quand on arrive dans une unité où travaillent deux collègues qui n’interviennent pas et nous laissent prendre tous les risques.»

Exempté. J’ai d’abord associé ce terme au service militaire. Je me suis souvenu que j’avais été exempté pour raison psychiatrique : P4 (2). J’avais joué au paranoïaque. Avec succès. Si étudiant en soins infirmiers, j’avais pu simuler des troubles psychiques graves, rien n’interdit à un soignant de contrefaire des troubles somatiques ou simplement d’amplifier un malaise réel. J’étais quand même sceptique. La séance s’est poursuivie. Marjorie s’est demandé pourquoi seuls les hommes intervenaient en chambre d’isolement. « Il me semble que nous les femmes, nous avons d’autres façons de contenir et rassurer. Que des hommes ça pose un rapport de force. » Le groupe élargit son questionnement qui ne concerne plus seulement les hommes de l’équipe mais chacun dans son rapport à ce qui fait violence et aux émotions que ça suscite. Cette histoire d’exemption a continué à suivre son chemin en moi.

En avoir ou pas

« Je refuse de n’être qu’une présence masculine, qu’une menace de violence institutionnalisée, instrumentalisée. Je refuse de n’être qu’une force de l’ordre. » (1) En 1997, lorsque j’écrivais ces lignes, j’avais en moi une rage qui ressemblait à celle de Kevin. « Est-ce que ça fait une différence dans la relation soignant-soigné d’être un homme ou  une femme ? Evidemment. Sinon il n’y aurait pas besoin d’hommes. Et c’est précisément parce que ces situations exaltent cette différence qu’elles suscitent une pression particulière. Lorsqu’une infirmière n’arrive pas à assumer une situation violente, soit parce qu’elle perçoit mal la situation, soit parce qu’elle a peur, soit parce que le niveau de violence est supérieur à sa capacité à y faire face, c’est l’infirmière, son savoir-faire qui est en première analyse mis en cause. Ensuite son savoir être. Jamais sa féminité. Au contraire. » (1) Et lorsque l’on est  un homme, « ce n’est pas son savoir-faire, ni même son savoir-être qui est mis en cause mais sa virilité. Pour un infirmier homme intervenir physiquement auprès d’un patient violent ce n’est pas une question de technique, ce n’est pas un problème de savoir-être, c’est une question qui se résume à en avoir ou pas. Une question de couilles. » (1) Il ne pouvait être question alors d’être exempté. Il fallait assumer cette position d’homme quoi qu’il arrive, quoi qu’il nous en coûte. C’est d’ailleurs pour cette même raison qu’on ne  s’arrêtait pas quand on avait pris des coups. Le lendemain, on était là, avec sa joue tuméfiée, son œil au beurre noir qu’on affichait comme une blessure de guerre. « Même pas mal » affirmait-on. Plus que la violence du patient, l’infirmier craignait de perdre la face, vis-à-vis de l’agresseur bien sûr, mais aussi et surtout, vis-à-vis des collègues. Qui n’assumait pas ces situations était au bord de la relégation. On ne pouvait plus compter sur lui. Je me souviens ainsi de Lucien, un infirmier qui travaillait dans un foyer d’hébergement, près de Vichy. Il avait été massacré par un patient ivre. Son image de lui-même en avait été profondément meurtrie plus que ne l’avaient fait les coups reçus. Il avait repris le travail mais ne s’habitait plus. Il errait dans la formation que je proposais comme une âme en peine. Devenu un vieil homme brisé, il avait pris sa retraite et était mort six mois plus tard d’un cancer. On poussait alors le point d’honneur vraiment trop loin. C’était stupide mais on ne savait pas comment faire autrement. L’institution protégeait souvent ses soignants blessés ou traumatisés psychiquement en leur trouvant un poste à l’abri des patients. On les retrouvait adjoint du cadre-supérieur, assumant quelques vagues tâches administratives.  Ils n’étaient plus confrontés aux patients.

L’exemption dont parle Kevin montre que l’attitude des soignants et de l’institution s’est modifiée. L’exempté ne perd pas la face. Sa relation avec ses collègues n’en semble pas affectée. La virilité n’est plus définie explicitement comme une valeur qui fédère les équipes et différencie les genres. Qui pourrait le regretter ? 

Est-ce la psychiatrie qui a changé ou la société elle-même ? A-t-on changé de représentation ? Les mêmes ne continuent-elles pas à circuler d’une façon plus souterraine ?

Il faudrait pour le savoir, enquêter plus avant. Le phénomène dénoncé par Kevin est-il propre à l’établissement où il travaille, porte-t-il la marque d’une évolution des représentations et des actes qui en découlent ? L’heure de la retraite sonnant de plus en plus tard, ne risque-t-on pas de voir se multiplier les exemptions de soignants qui auront largement dépassé les soixante ans et en porteront les stigmates ?

Une stratégie d’adaptation

Je décidai donc de mener l’enquête dans les différents lieux où j’interviens comme formateur ou superviseur. Je me rends vite compte que le phénomène n’a rien d’exceptionnel, au contraire. On peut même parler de « stratégie d’adaptation individuelle (et institutionnelle) » aux problèmes posés par la pacification des unités de soins. J’apprends ainsi que les hôpitaux de la moitié sud de la France sont confrontés à un nombre croissant d’exemptions. Le week-end, les cadres de garde ne trouvaient, parfois, pas suffisamment d’infirmiers hommes présents pour respecter des protocoles qui énoncent qu’il faut 2, 3 ou 4 hommes pour entrer en chambre d’isolement donner son traitement au patient ou lui permettre d’effectuer des soins d’hygiène alors réduits à leur plus simple expression.

« On a dû créer un pool d’infirmiers dédiés. On n’a pas pu faire autrement.

– Dédiés ?

– Oui, ils ne font que ça. Ils ne sont pas rattachés à une unité fonctionnelle mais en lien avec les cadres de garde. On les appelle en cas d’agitation et pour les soins en isolement.

– Du coup, ils ne connaissent pas les patients

– Non. Au début en tout cas. En pratique,  ils finissent par les connaître. A force d’y aller. Si un patient reste une semaine isolé, ils auront à y aller plus d’une vingtaine de fois. Ça finit par créer du lien.

– Que des hommes ?

– Au début on avait intégré une femme. On s’était dit que sa présence faciliterait l’acceptation du traitement en cas de refus. Les patients pourraient consentir à un traitement oral sans avoir la sensation de perdre la  face. On s’est inspiré du RAS.

– Le rat ?

– Le R.A.S. Régulation Accueil Secours. Il s’agissait à l’origine d’une équipe infirmière dédiée aux situations d’urgence. Tout type d’urgences, somatique ou psychiatrique. Ils y tenaient. De mémoire, ils s’occupaient des interventions en cas d’urgence vitale et entretien du matériel (je m’en souviens parce que le lien m’avait paru étrange), ils renforçaient les équipes en situation difficile, lors des appels à l’aide (Incendie et déclenchement d’un P.T.I –Protection du Travailleur Isolé-). Ils avaient également en charge la formation et l’accompagnement du personnel dans les unités de soins. A l’origine, deux femmes y travaillaient.

– Une équipe de renforts classique quoi !

– Non. Ils ne faisaient pas qu’intervenir physiquement. Ils relisaient les dossiers, apportaient ce qu’ils estimaient être une expertise clinique. Ils ont participé aux formations sur la violence mises en place par l’établissement avant de devenir eux-mêmes formateurs. Ils avaient une véritable compétence.

– Et donc, vous vous en êtes inspirés pour créer votre pool d’intervention.

– On a essayé mais on a eu du mal à trouver des volontaires. On a dû accepter des soignants novices qui y ont vu un moyen d’obtenir plus vite un C.D.I. Ils ont été très vite débordés par les demandes. Il n’était plus question de les former. Le turn-over y est très rapide. Ce n’est pas très satisfaisant mais c’est tout ce que l’on a. »

Je remerciais mon informateur, un cadre de proximité qui n’avait pas renoncé à la clinique, puis confrontais son témoignage à ceux de cadres d’autres établissements qui confirmèrent ses propos. Tous n’ont pas créé d’équipe de soignants dédiés, d’autres ont embauché des vigiles, sans formation particulière, qui interviennent en support des équipes, d’autres continuent à gérer à l’ancienne mais tous sont confrontés à la même problématique : comment contenir les conduites jugées agressives de patients de plus en plus souvent hospitalisés sous contrainte ? Et comment le faire avec des soignants qui estiment que ces tâches ne leur incombent pas ? Faute d’être contenus psychiquement ou physiquement, les patients s’agitent plus souvent ; des soignants sont plus souvent blessés et donc amenés à être exemptés. Nous sommes face à un cercle vicieux. Le nombre d’agitation non canalisées ne peut qu’augmenter tout comme le nombre d’exemptions. Si le mythe de la virilité n’organise plus directement les actes des soignants, il n’en continue pas moins un sous-texte qui dissuade les soignantes de contribuer au travail de contenir.  

Ces réflexions ne sauraient tenir lieu de recherche. Il y manque la méthodologie. Je suis incapable de proposer une statistique. Combien d’établissements sont touchés par cette épidémie d’exemptions ? Je n’en sais rien. Mais ça donne à penser.

« Les gros bras »

Encore étudiant, en 1979, j’avais fait un stage à la « 8 », une unité d’agités de 50 lits. La violence institutionnelle y régnait. Ces neuf mois de stage m’avaient tellement marqué que j’ai même failli ne jamais passer mon diplôme. Si je suis devenu infirmier c’est uniquement parce que j’ai expérimenté que même dans un lieu comme celui-là, il était possible d’être soignant. 

Nous étions mobilisés dès que s’agitait un patient d’un service qui comprenait six pavillons. Nous étions les « gros » bras, les pacificateurs. On nous appelait pour un oui, pour un non, surtout pour un « Non ! ». Une dame âgée atteinte d’Alzheimer était prise d’angoisses à la tombée du jour, on nous téléphonait. Un patient demandait une cigarette supplémentaire : « Allo ! La 8, on a besoin de renforts ! Vite ». On ne nous expliquait rien de la clinique du patient qui importait peu. Nous étions les pacificateurs. Dans un tel contexte, il y avait évidemment de vraies violences le plus souvent provoquées par des contre-attitudes.

La psychiatrie d’aujourd’hui n’a, en apparence, rien à voir avec celle de la fin des années 70 ou 90. Et pourtant. On apporte les mêmes solutions aux mêmes problèmes. On sait qu’elles ne fonctionnent pas et ne peuvent pas fonctionner. On n’en persiste pas moins. Encore et encore.

Les « soignants » de ce service ne cherchaient plus à désamorcer les conflits. Au moindre problème, ils hélaient les « nervis » qui étaient à disposition. Le patient pliait ou rompait. Les durées d’hospitalisation s’y comptaient en années. L’extrahospitalier était quasiment absent en dehors d’un CMP qui survivait. Les étudiants qui y passaient leur examen étaient systématiquement moins bien notés : le contenu des dossiers de patients était squelettique, la clinique aux abonnés absents, les observations infirmières se limitaient souvent à un « R.A.S. » (Rien à signaler ») qui traduisait bien le manque d’investissement des patients et de leur  vie quotidienne.

Chaque fois que le « contenir » est délégué à des spécialistes qu’ils soient soignants, vigiles ou bientôt peut-être robots, le soin se délite. Les effets pervers se mettent à pulluler. Il ne s’agit plus d’écouter ou de négocier mais d’imposer.

Les effets pervers

Les infirmiers d’aujourd’hui ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d’hier. Ils font avec une situation qui leur est imposée, ils s’adaptent. Leurs adaptations sont-elles pires que celles d’hier ? Bien malin qui pourrait le dire.

L’exemption est une stratégie. Elle permet d’abord à ceux qui l’utilisent de se tenir en dehors du jeu. Investis comme de « bons » objets, ils peuvent négocier avec les patients, leur proposer des activités ou des entretiens dans une relative continuité, mettre en travail le quotidien en conservant une alliance thérapeutique d’une certaine qualité. En ce sens, elle est tout à fait bénéfique aux patients.

Cette stratégie a un revers. Son succès. Elle entraine le développement d’équipes dédiées au contenir, plus ou moins centrées sur le soin. Elle induit des conflits dans les équipes entre ceux qui sont appelables et ceux qui sont exemptés, quelle que soit la légitimité des motifs d’exemption.

Les mesures d’isolement et de contention doivent être portées par tous et par chacun. Ceux qui posent la  mesure doivent être ceux qui l’accompagnent. C’est une façon d’en limiter l’utilisation. Chacun sait qu’il faudra ensuite en parler, créer une alliance thérapeutique, faire en sorte de ne plus être obligé d’y avoir recours. Si ceux qui demandent l’isolement ou la contention n’ont pas à l’accompagner, la mesure devient théorique, elle ne renvoie plus à un vécu complexe. Il existe un écran entre le patient et l’équipe, ça devient presque une démarche virtuelle. Les soignants de l’équipe n’auront pas à entrer dans la chambre. Ils n’auront pas à supporter les cris, les insultes, les gestes, l’agitation d’un patient débordé par l’état psychique que l’isolement vient canaliser ou susciter. Ils n’auront pas à assumer la mesure. Le nombre d’isolements et de contentions risque d’autant plus d’augmenter en retour que la fonction crée l’organe. C’est parce que nous répugnons à isoler ou attacher un patient que nous développons les savoir y faire qui permettent de l’éviter. Plus nous isolons et attachons et moins nous savons contenir. Ce n’est pas quand tout va bien que se noue le lien avec le patient mais au contraire quand le monde s’effondre. La relation se bâtit sur notre capacité à contenir cet effondrement, à soutenir le patient en proie à un maelstrom de sensations qui le dépassent. Contenir, soutenir sans en être détruit. C’est parce que nous avons survécu, avec lui, à la fin du monde que nous pourrons le rassurer, le contenir par notre présence même. L’évitement ne saurait être une solution. Quelle que soit la place que nous occupons dans l’institution (de l’ASH au directeur d’établissement) nous ne pouvons être exonérés des problèmes posés par le contenir, ni n’en être exemptés. C’est tous ensemble que l’on contient. J’aurai l’occasion d’y revenir.

Dominique Friard

  1. FRIARD (D), Besoin d’hommes, ancien.serpsy.org/piste_recherche/violence(s)/besoin_d_hommes.html, version intégrale.
  2. Le coefficient 4 du sigle P (pour aptitude psychiatrique) du profil médical pour entrer dans l’armée indique la présence actuellement prolongée de troubles de la personnalité et de l’adaptation incompatible avec la poursuite du service.