Transsexualité, maladie ou fatalité ?

N° 253 - Décembre 2020
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Transsexualité et transgenrisme posent deux problèmes intriqués, celui de l’identité et celui de la norme, qui renvoient aux deux dimensions de l’ordre : l’injonction morale et l’ordonnancement matériel.

Ellen est devenue Elliot. « Est devenue », ou « a choisi de devenir », ou encore « a toujours été »? Quand une personne change de sexe, elle ébranle un des fondements de l’identité, le masculin et le féminin, qui est au principe des classements les plus solides pour déterminer les personnes (un homme, une femme) mais aussi pour les hiérarchiser (un « vrai homme», une « femmelette »), et même, par projection, pour classer les choses (un outil viril, une rondeur féminine) (1). Ainsi, le changement de sexe de l’actrice Ellen Page (2), devenue Elliot, est d’autant plus troublant qu’elle incarnait jusque-là un idéal féminin cumulant les attributs associés aux femmes (grâce, maternité) et ceux associés aux hommes (roublardise, franc-parler).

Identité et norme

Or, devant la remise en question d’un tel cadre d’intelligibilité, la première réaction est de retourner cette remise en question sur elle-même, tout d’abord en rapportant ce changement de sexe à un choix. L’identité n’aurait pas changé – ce qui en affaiblirait le fondement –, elle aurait été tordue par une décision personnelle. L’appartenance sexuelle aurait moins été modifiée que pervertie. La deuxième façon de sauver l’identité, inverse, consiste à dire qu’une personne est bien ce qu’elle est, mais que son corps ne reflète pas exactement sa subjectivité, que son genre sexuel ne correspond pas à son ressenti intérieur. On accepte le principe d’une différence entre deux identités, celle du corps et de l’esprit, mais sans modifier le cadre de leur fixité respective. Si elle a « toujours été un garçon », l’identité sexuelle est sauve et le transexualisme ne résulte que d’une erreur de branchement.
Les trans’ posent ainsi deux problèmes intriqués : celui de l’identité et celui de la norme. Identité de la personne, qui se distribue en masculin et féminin, de même que, sur un autre plan, entre Blanc et Noir, droitier et gaucher, grand et petit, gros ou mince, Français ou Allemand. Ces critères identitaires fonctionnent à la fois comme des étiquettes et des attributs, comme des assignations et des propriétés. Aussi, pour l’État, l’homologation d’un changement de sexe fragilise non seulement une nomenclature, mais remet en cause un principe primaire de classement social qui permet de solidifier et morceler le flot d’une population. Savoir et pouvoir vont main dans la main. La réassignation sexuelle a ainsi longtemps été conditionnée par la tangibilité d’un substrat corporel (chirurgie, stérilisation, hormones…) (3). Car cette déviation identitaire est d’autant plus sensible qu’elle déclenche un ensemble d’effets juridiques concernant la parentalité, la conjugalité, la procréation et la filiation (4).
Cependant, le plus difficile n’est peutêtre pas là, puisque l’inversion d’une identité en maintient encore le principe d’intelligibilité. La véritable transgression est sans doute du côté des transgenres qui remettent en question l’opposition masculin-féminin elle-même, réclamant un sexe « neutre » et soutenant une « fluidité du genre ». La dualité sexuelle ne serait dès lors plus pertinente, ou du moins plus absolue. Dans le même sens, l’intersexualité, c’est-à-dire le fait de naître avec des organes génitaux hybrides, qui donnait lieu quasi systématiquement à une assignation chirurgicale forcée à un très jeune âge, est aujourd’hui considérée comme une identité particulière qui doit être respectée comme telle (5).

Tout classement est un ordre

Cette question d’identité ouvre ainsi sur celle des normes, c’est-à-dire des hiérarchies entre le sain et le malade, le clair et le confus, le propre et l’étranger. Tous ces classements naturalisés et intériorisés fonctionnent d’autant mieux qu’ils sont enserrés entre des structures sociales objectives et des dispositions individuelles inconscientes, que Bourdieu appelle habitus (6). Être Noir, c’est pencher vers le côté obscur, gaucher du côté maladroit, petit du côté petitesse, gros vers la faiblesse, étranger vers l’étrangeté. Tout classement est un ordre, aux deux sens d’ordonnancement matériel et d’injonction morale. Or la transsexualité, en transgressant ces frontières, semble procéder d’un autre ordre, celui de la maladie ou du crime, du désordre d’une logique pernicieuse où la nature même serait déformée. De ce point de vue, les transsexuels sont les parents immédiats des homosexuels dans la famille des minorités stigmatisées : comme eux, ils ont été considérés comme vicieux, puis malades. La reconnaissance du droit symbolique des transsexuels rencontre alors un dernier obstacle, celui de leur éligibilité aux ressources médicales et financières exigées par leur réassignation sexuelle, et réclamant la validation du corps médical. La normalité de la coïncidence entre genre et sexe reste ainsi suspendue à la normativité sociale, seule à même de décréter qui est «vraiment » trans’. Ultime vérification qui menace de nous enfermer dans une identité fatale parce que, comme toute typologie, déjà écrite.

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie
1– Françoise Héritier, Masculin/féminin : dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002, p. 33-34.
2– Actrice qui s’est fait connaître avec le film Juno (2007).
3– Conditionnalité remise en question en 2010 par le Conseil de l’Europe (résolution 1728).
4– Éric Macé : « Les conséquences de la dépathologisation des identifications de genre trans’ », L’information psychiatrique, 2011-4, vol. 87, p. 291-293.
5– Vincent Guillot, « Intersexes : ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne nous a pas dit que nous étions », Nouvelles questions féministes, 2008-1, vol. 27, p. 37-48.
6– Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Points, Seuil, 2000, p. 235.