La santé est un bien, pas une valeur !

N° 251 - Octobre 2020
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Face aux menaces liées à l’épidémie de covid-19, les États imposent des restrictions sanitaires qui impactent les libertés. Mais donner le pouvoir aux scientifiques peut conduire à se tromper de priorités.

Les restrictions sanitaires s’aggravent. Le virus, invisible et contagieux, met à nouveau en péril la santé de la population. Il faut nous isoler les uns des autres par les gestes barrières, la distanciation sociale, voire envisager un nouveau confinement. Autant de décisions qui répondent au mécanisme de propagation de la maladie. Tous les pays du monde semblent soumis à la même logique implacable.
On redécouvre une nature hostile menaçant nos sociétés, cette même nature catastrophique que nous essayions jadis de conjurer par des prières et des sacrifices, à cette différence près que nos sociétés du contrôle, planes et aseptisées, refusent la fatalité de la mort qu’elles excluent de leur champ de vision, soit en l’éradiquant par la science, soit en réduisant le périmètre de nos libertés par la loi. Pour éviter d’être malade, de propager le virus, d’engorger les urgences, de mourir, on renonce, on se protège, on s’isole, exactement comme on resterait chez soi sur le passage d’un ouragan. Les libertés attendront. Mieux vaut un patient enfermé qu’un citoyen mort. Mais que faire quand l’ouragan dure non pas six heures, mais six mois, peut-être six ans ? Les restrictions de libertés ne sont plus des mesures d’urgence, mais un nouveau mode de vie, un nouveau rapport à la règle, aux autres, à soi-même. C’est pourquoi, imposées sans débat ni certitude, les mesures sanitaires rencontrent de plus en plus d’opposition de la part de gens qui considèrent que le remède est peut-être pire que le mal.

Va-t-on interdire tout ce qui met en danger la santé ? …

Du seul point de vue de la santé publique pourtant, on comprend la logique qui associe à chaque risque de maladie ou de contamination une mesure qui la prévienne. C’est le principe de maximisation des conséquences. Ce principe utilitariste conduit par exemple une entreprise, réduite à sa logique économique, à chercher le profit à tout prix, un professeur réduit à sa logique pédagogique, à faire apprendre un cours, ou un policier à maintenir l’ordre. C’est une logique régionale, disciplinaire pour ainsi dire, qui se fait « toutes choses égales par ailleurs » comme on aime le dire en économie, pensant ainsi conférer aux calculs, extraits des écheveaux existentiels, une forme d’exactitude orthonormée. Mais la vie n’est pas une stratégie économique, une méthode pédagogique, une tactique policière ni une politique sanitaire, elle est une existence multidimensionnelle et libre, qui se choisit en fonction de principes supérieurs à toutes ces recettes, principes parmi lesquels figure la sauvegarde de la santé collective.
Aussi peut-on préférer vivre libre et risquer de mourir – « Vivre libre ou mourir » était un slogan des révolutionnaires français –, ou risquer de mourir plus jeune, que de vivre masqué et enfermé chez soi un mois sur deux. Chaque fumeur ne fait-il pas ce choix tous les jours ? Chaque buveur de vin, chaque gros mangeur, chaque pratiquant de sports extrêmes ? Va-t-on interdire tout ce qui met en danger la santé ? Ce serait une faute politique, mais aussi, sans doute, une erreur sur ce qu’est la santé ellemême, qui consiste à pouvoir en abuser, à tolérer l’écart, bref, à être normative (1). La santé est moins un état normal figé qu’une capacité à s’adapter au milieu, une dynamique existentielle à la fois singulière et globale. C’est pourquoi, réciproquement, « l’origine de la maladie doit être recherchée dans l’expérience qu’ont les hommes de leurs rapports d’ensemble avec le milieu » (2), et donc d’une réalité multidimensionnelle et non simplement épidémiologique.
La restriction indéfinie des libertés publiques pose ainsi le problème des priorités qu’on se donne, c’est-à-dire non pas des biens, mais des valeurs, pour reprendre la distinction éclairante d’André Comte-Sponville, quand il dénonce ces mesures autoritaires décidées au nom d’une santé qui serait le fin mot de l’histoire. La santé est un bien, au même titre que la richesse ou la beauté, mais elle n’est pas une valeur : on n’admire pas quelqu’un parce qu’il est en bonne santé, riche ou beau (3). On admire le courage, l’honnêteté, la fidélité, qui nous montrent une route à suivre plutôt qu’une chose à posséder, et c’est précisément ce chemin que nous pouvons partager, tandis que les biens, rares et exclusifs, ont plutôt tendance à nous opposer. 

Débattre des priorités

Aussi la covid-19 nous apprend-elle que donner le pouvoir aux experts sanitaires conduit à un « pan-médicalisme » (4) qui intervertit les priorités, et nous donne un bien pour une valeur, élevant l’un en principe autoritaire, rabaissant l’autre à n’être qu’un bien parmi d’autres. Certes nous voulons tous la santé, mais nous préférons débattre et décider nous-mêmes de l’ordre politique et des sacrifices individuels que nous sommes prêts à accomplir pour elle.

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie

1– Canguilhem (George) : Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 2005, p. 120.
2– Idem, p. 50.
3– Comte-Sponville (André) : « Je n’ai pas peur de la covid-19 », intervention sur RTL du 8 septembre 2020, 3’ 30”.
4– Pour Comte-Sponville, le pan-médicalisme est la mentalité qui, aujourd’hui, tend à mettre la santé plus haut que tout et, par conséquent, à tout attendre de la médecine (du terme grec Pan, « tout »).