« On dirait un bébé!… »

N° 190 - Septembre 2014
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À 16 ans, Ismaël a l’apparence d’un jeune adulte. Mais dans sa tête, il reste un petit garçon qui a besoin de rituels et de la présence réconfortante des soignants.

« Le 19 juillet, je vais me lever et faire ma valise avec ma maman. Elle mettra cinq pantalons, cinq shorts, des t-shirts, des chaussettes, des slips, des sandales et un maillot de bain. Ensuite, on ira chez ma tata et on prendra la voiture pour aller au Souffle neuf. Je vais retrouver mes copines Océane, Laurie et Mégane. Après on partira à la mer et Océane mettra son maillot de bain rose et moi mon maillot noir et on se baignera ensemble dans les vagues. » Entre avril et juillet, Ismaël a récité chaque jour à qui voulait l’entendre cette belle tirade, les yeux pétillants comme s’il était déjà dans l’eau avec Océane. Ses phrases en boucle semblaient avoir chez lui un fort pouvoir calmant, apaisant et manifestement jouissif.

Un univers féminin

Très soigné, Ismaël, 16 ans, est un bel adolescent d’origine marocaine et mauricienne à la peau dorée et aux yeux clairs. Souffrant de troubles du comportement depuis la maternelle, il fréquente des institutions soignantes depuis l’âge de 4 ans. Son père a quitté le foyer conjugal dans son enfance et le garçon a fugué de nombreuses fois pour partir à sa recherche. Ismaël a cinq sœurs et une maman très pieuse qui élève seule ses enfants. Entouré de femmes, il se dessine parfois au milieu de sa famille avec une robe et des cheveux longs. À son entrée à l’hôpital de jour, il gérait difficilement toute forme d’excitation qui dérapait alors en agitation psychomotrice difficilement contrôlable. Curieux du vent, il s’amusait à jeter par la fenêtre sacs en plastique, feuilles de papier… pour les regarder voltiger. Il soufflait aussi sur les cheveux longs du personnel féminin pour les faire voler. Aujourd’hui, il a fortement investi les soignants qu’il «utilise», au sens winnicottien du terme, selon ses besoins.

Rituels bavards

En ce moment, Ismaël me demande chaque jour s’il peut déjeuner à ma table. Pourtant, il n’a pas toujours été aussi soucieux d’être près de moi. À ses débuts à l’atelier informatique, je me suis approchée pour travailler avec lui et il m’a fait alors des grands « non! » du doigt tout en fronçant les sourcils et en me repoussant du bras. C’était si théâtral et si drôle que j’ai éclaté de rire. Il a souri et continué ses mimiques tout en m’acceptant quand même. À table, il commence toujours par servir de l’eau à tout le monde, remplissant à nouveau rapidement chaque verre qui se vide. Comme un enfant qui a besoin de vérifier chaque chose pour se rassurer, il me pose toujours les mêmes questions : « Virginie, est-ce que je peux prendre toute la sauce sans en laisser aux autres ?
– Bien sûr que non, Ismaël.
– Et pourquoi je n’ai pas le droit de prendre toute la sauce pour moi? 
– Parce qu’il faut en laisser pour les autres, tu l’as dit toi-même. »
Et il répète sa question au moment du fromage, des yaourts, des fruits… Il m’interroge avec un sourire rieur comme si cela faisait partie d’un jeu entre nous. Un jour, un de ses voisins de table, exaspéré par son manège, s’est mis à hurler : « Mais arrête avec toutes tes questions, on dirait un bébé ! » Comme un enfant, Ismaël cherche à accaparer le soignant et ses réflexions sont souvent d’une grande candeur : « Mais pourquoi il pleut Virginie, moi j’aime pas la pluie, j’aime pas. Et ça me rend triste moi la pluie, ça me fait pleurer la pluie!… »

« C'est quoi, une petite amie ? »

Le temps lui semble un éternel recommencement : « Après l’été, ce sera l’hiver, n’est-ce pas, et puis Noël, et tout va recommencer comme l’an passé, n’est-ce pas, tout va recommencer pareil et le temps va passer pareil. »
Le temps continue de s’écouler néanmoins à l’hôpital de jour… Ismaël a beaucoup grandi, son corps est celui d’un jeune homme. Pas sûr qu’il en soit conscient. Alors qu’il racontait à Myriam, une patiente, une baignade avec Océane, elle lui a demandé si Océane était sa petite amie. « Oui », a répondu Ismaël, puis il s’est tourné vers moi pour vérifier : « C’est quoi Virginie une petite amie ?
– C’est quand on s’embrasse », a coupé Myriam.
– Sur la bouche », ai-je précisé.
– Ah, alors non, c’est pas ma petite amie Océane, c’est mon amie. »
Et Ismaël m’a lancé son regard complice et son grand sourire enfantin et rieur.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .