La fatigue du soignant

N° 204 - Janvier 2016
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Travailler au quotidien avec des jeunes très déficitaires ou qui souffrent d’autisme épuise les soignants et nécessite parfois d’installer de la distance…

À 17 ans, Myriam est une jeune fille souriante, qui souffre de troubles envahissants du développement depuis la petite enfance. Malgré son aspect déficitaire, c’est une figure populaire de l’hôpital de jour (1). Au début de sa prise en charge (elle avait alors 14 ans), elle ne prononçait que quelques mots. Aujourd’hui, elle peut construire de longues phrases. À sa manière, Myriam est une grande séductrice et tous ses mouvements visent à approcher voire à s’approprier les soignants. Elle nous cherche sans cesse, et dès que son œil accroche celui d’un adulte, elle arbore une moue mi-triste mi-boudeuse et lance œillade ou roucoulement, tel une sirène qui essaie d’attirer le marin dans ses filets. Quand Myriam nous suit et nous appelle, ses yeux nous scrutent et s’accrochent à nous. Quand elle s’installe à table pour le déjeuner, elle se place toujours au centre, de façon à tout voir et à être vue de tous, et se retourne encore sans cesse pour se rappeler à notre souvenir. Parfois Myriam est si insistante qu’elle nous envahit littéralement.
Il arrive que ces rapprochements quotidiens nous agacent et nous essayons de mettre de la distance. Certains jours, la sensation de collage est si forte qu’elle nous poursuit jusque chez nous. Les appels incessants de Myriam (ou d’autres jeunes) résonnent dans nos têtes bien après la fermeture de l’hôpital de jour.

Partager le quotidien

Ainsi va le travail avec ces patients autistes ou très déficitaires. Partageant leur quotidien, nous nous attachons à eux. Nous vivons avec eux huit heures par jour : nous mangeons avec eux, nous connaissons leurs angoisses, leurs peines, leurs conflits avec leurs parents, leurs désirs, leurs amours… Nous sommes parents, éducateurs, amis, nous jouons avec eux, nous dansons avec eux et parfois nous les prenons dans nos bras.
Ainsi, le petit Dong (2), dont les crises de larmes spectaculaires nous marquent durablement. Cela lui arrive par exemple quand son amie Madiana, une jeune patiente au caractère affirmé et versatile, se met soudain à le houspiller. Dong s’éloigne alors tout penaud et rumine ses idées noires dans son coin jusqu’à ce que les pleurs de colère et de désespoir lui viennent. Il trépigne, crie, se roule par terre et plus rien n’arrête ses hurlements. Il faut alors l’attraper, l’isoler dans l’infirmerie, le contenir physiquement. Dong redevient un petit corps hurlant, qui cherche du lait et des bras. De la nourriture pour apaiser la plaie béante de la faim et des bras pour calmer ces mains qui battent dans le vide.

Changer son regard

Dans un conte des frères Grimm, Le Roi Grenouille ou Henri de Fer, une grenouille accepte de repêcher dans une fontaine le ballon d’or de la fille du roi si celle-ci l’accueille en retour chez elle. Pensant que l’animal ne se risquera pas à quitter sa fontaine, la princesse accepte le marché. Le précieux ballon récupéré, la grenouille s’installe donc à demeure et réclame, à la grande horreur de la princesse, de manger dans son assiette. Dégoûtée, la jeune fille donne son repas à la grenouille. Puis le batracien exige de partager son lit. La princesse, hors d’elle, lance violemment la grenouille contre le mur pour l’écraser et la tuer. Celle-ci se transforme alors en prince… Ainsi, nous avons parfois l’impression que les jeunes mangent dans notre assiette et dorment dans notre lit tant ils restent présents dans nos esprits. Mettre de la distance comme le fait violemment la princesse se révèle alors une question de survie. Si l’autre nous envahit au point de nous empêcher de respirer, nous ne pouvons plus travailler. Il y a chez la princesse un rejet massif qui est aussi une défense de soi et de son identité. Ce n’est que si l’autre est loin de moi que je peux le regarder sous un autre angle, changer mon regard et lui trouver une certaine beauté. Je peux voir ce que je n’avais pas encore vu et laisser le patient évoluer au milieu d’autres jeunes, d’autres soignants. Je lâche un lien pour mieux le retrouver et le resserrer. Parce que les années passent et finissent parfois par se ressembler, le soignant, qui se fatigue, doit parvenir à se reposer pour se renouveler. Il lui faut jeter au loin tout ce qui l’a épuisé, puis ouvrir grands ses yeux pour observer avec un nouveau point de vue ces jeunes qui changent, grandissent, évoluent et deviendront avec nous de jeunes adultes…

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .

1– Voir Santé mentale n° 178, mai 2013.
2– Voir Santé mentale n° 200, septembre 2015.