« Je veux rester en 2014 »

N° 194 - Janvier 2015
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À 16 ans, Ismaël, qui souffre de troubles du comportement, a bien du mal à se considérer comme un jeune homme. Les soignants tentent de l’aider à accepter les changements.

J’ai déjà parlé d’Ismaël (1), ce beau jeune homme de 16 ans souffrant de troubles du comportement que nous accueillons à l’hôpital de jour (HDJ) depuis plus d’un an. Il vit avec sa mère, séparée, qui s’occupe seule de ses enfants. Il dessine beaucoup sa famille composée presque exclusivement de femmes : ses cinq sœurs, ses tantes, sa mère, et lui au milieu, parfois habillé en fille. Ismaël est sensible et peut, quand il n’est pas trop débordé par l’excitation, montrer de bonnes capacités au plan cognitif et relationnel.

Souvenirs d'Océane

En juillet, comme chaque année, Ismaël est parti en colonie de vacances. Il se réjouissait d’y retrouver Océane, 11 ans, rencontrée l’année précédente. Ismaël se souvenait avec délice s’être baigné dans les vagues avec elle et ses yeux brillaient…
À la rentrée, Ismaël revient tout bronzé de ses séjours, avec ses yeux encore plus verts, mais ne raconte rien. Quand nous lui demandons s’il a revu Océane, il secoue la tête d’un air gêné. Il est plus calme, un peu plus distant, comme le sont beaucoup de jeunes adolescents après un ou deux mois de séparation avec l’HDJ. Nous le laissons donc revenir à son rythme, sans nous inquiéter, en remarquant toutefois qu’Ismaël parle beaucoup moins et utilise souvent des gestes pour s’exprimer. À ce moment-là, nous ne rencontrons pas sa famille : sa mère, très pieuse, s’est rendue à Lourdes pour demander la guérison de son fils et elle s’est fracturé le coccyx au retour de son voyage en tombant de la couchette du train de nuit. Ismaël est sûrement aussi très inquiet pour elle. Il manifeste de plus en plus de moment d’agitation psychomotrice et nous dit « chuuut » du doigt quand nous tentons de l’apaiser par des mots.

« Pareil qu'avant… »

La semaine dernière, nous avons reçu sa maman, qui se déplace maintenant avec des béquilles. À peine assise près de son fils, elle lui retire son pull comme à un tout-petit, elle pense qu’il a trop chaud. Elle explique qu’elle est inquiète car son fils ne parle plus depuis deux mois. Elle met cela sur le compte d’une violente dispute, où elle a crié, ce qu’elle ne fait jamais. Ismaël en a pleuré à chaudes larmes et semble s’être depuis renfermé sur lui-même. L’adolescent réagit : « Ne me dispute plus jamais, maman, ne crie plus sur moi. » Il lui fait de gros yeux et lève le bras au-dessus d’elle. Le médecin le reprend, et lui intime d’être moins menaçant puis demande comment se sont passées les vacances d’été. La mère et le fils baissent tous deux la tête dans un silence gêné. Elle prend alors la parole pour évoquer la déception d’Ismaël quand il s’est rendu compte que son amie Océane ne participerait au premier séjour qu’il effectue, ni au second.
« La colonie a décidé de les séparer à la demande des parents d’Océane. Vous comprenez, ils ne savent pas gérer ça, ils ne veulent pas de problèmes.
– Pourquoi maman, pourquoi on nous a séparés, Océane et moi ?
– Tu comprends, tu étais amoureux d’elle mais pas elle, hésite-t-elle.
– Mais j’étais pas amoureux, je voulais juste qu’on soit amis ! »
Elle soupire. Je suis en quelque sorte soulagée de la nouvelle, car nous étions démunis face au silence d’Ismaël. « Maintenant que nous savons ce qui s’est passé, nous allons en parler avec Ismaël. C’est parfois difficile pour lui de se rendre compte qu’il est un jeune homme et plus un enfant. »
Je regarde le grand adolescent qui me fait face. Je pense à toute cette excitation sexuelle dont Ismaël ne doit pas savoir que faire, à la naissance du sentiment amoureux pour une fillette en train de devenir elle aussi une jeune fille et à une séparation brutale qu’il n’a pas comprise. Je me souviens aussi d’un événement récent. Nous étions le 19 décembre, et j’avais demandé aux jeunes de me dire quelle date nous serions dans un mois. Ismaël avait déclaré d’une voix forte : « Je veux pas, je veux pas qu’on soit le 19 janvier 2015, je veux rester en 2014, je veux que ce soit pareil, toujours pareil qu’avant. » Puis il s’était levé, planté devant moi comme si j’étais le maître du temps et avait pris son air le plus méchant : « T’as compris Virginie, je veux pas être en 2015! » et il avait claqué la porte sous les yeux ébahis des autres jeunes. J’étais allée le chercher en réprimant un fou rire…
Comme Ismaël, nous aimerions aussi parfois que rien ne change, ne pas grandir, ne pas se séparer, et rester encore un temps un peu petit…

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .

1– Voir le n° 190, septembre 2014.