« Est-ce qu’ils parlent de moi ? »

N° 227 - Avril 2018
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Ismaël, un jeune patient autiste, lutte depuis plus d’un an contre un cancer. Les soignants de l’Hôpital de jour lui rendent visite et l’accompagnent dans son douloureux parcours.

Ismaël, 19 ans, est un patient de l’Hôpital de jour (HDJ) qui souffre d’autisme. Depuis plus d’un an, il lutte contre un cancer (voir Santé mentale, n° 215, février 2017). Entre deux cures de chimiothérapie à l’hôpital, il récupère en service de soins de suite, puis le traitement et ses lourds effets secondaires reprennent, clouant le jeune homme au lit. Depuis six mois, Ismaël ne peut plus se déplacer du fait d’une ostéonécrose du fémur. Bientôt, on lui posera une prothèse de hanche, qui devrait lui permettre de remarcher.
Un soignant de l’HDJ lui rend visite tous les quinze jours. Comme un messager, il apporte les nouvelles, les propos des uns et des autres, et surtout la preuve du temps qui passe. Il raconte les « anciens » qui quittent les lieux pour une structure adulte, les « nouveaux » parfois âgés d’à peine 12 ans. Ismaël est avide de mots. Il écoute, les yeux brillants puis questionne : «Qu’est-ce qu’ils disent de moi, les autres ? Et mon ami, Dao, et ma copine Assa ? Est-ce qu’ils ont répondu à ma lettre ? Est-ce qu’ils parlent toujours de moi ? Pourquoi est-ce qu’ils ne m’écrivent pas ? » Il est de plus en plus difficile de lui avouer que les patients demandent peu voire jamais de ses nouvelles. Quand Ismaël envoi des dessins à Dao et Assa, ils refusent de les prendre et laissent souvent l’enveloppe sur la table, comme si elle leur faisait peur. Nous évoquons Ismaël lors des réunions soignant-soigné, mais les jeunes restent silencieux.

« Seul et abandonné »

Souffrant de psychose, la maman d’Ismaël est suivie au Centre médico-psychologique d’un autre secteur. Anxieuse, elle appelle longuement le médecin de l’HDJ et peut devenir assez agressive si l’on ne lui répond pas immédiatement. Elle réclame régulièrement les numéros de téléphone des jeunes pour que son fils puisse les appeler et ainsi se sentir moins « seul et abandonné ». Elle ne peut entendre que ces adolescents ne souhaitent pas appeler Ismaël, que sa maladie et son absence les angoissent.
Un jour, avant d’aller rendre visite à Ismaël, je l’appelle sur son portable pour savoir s’il est toujours dans la même chambre. C’est sa mère qui décroche et m’annonce sèchement que son fils a été transféré en neurologie pour «une régression autistique» due à un manque de visites de notre part… Surprise, je m’inquiète de l’état dans lequel je vais trouver le jeune homme.
Quand je frappe à la porte de sa chambre, personne ne répond. J’entre sur la pointe des pieds et trouve Ismaël allongé dans son lit, drap tiré jusqu’au menton, un sourire aux lèvres. Je pense d’abord qu’il dort paisiblement et je m’assieds. Quelques minutes passent et j’ose :
« Ismaël, tu dors?
− Non. »
Il a toujours les yeux fermés et ne relance pas la conversation.
« Ismaël c’est Virginie.
− Oui, je sais.
− Tu ne veux pas ouvrir les yeux?
− Non. Je suis trop fatigué. J’ai besoin de fermer les yeux pour me reposer. »
Je suis décontenancée. « Tu veux que je parte?
− Non.
− Eh bien je vais rester à côté de toi. Tu ne veux pas que je te donne des nouvelles des autres?
− Non. Mais tu peux rester là. »
Je reste là, contemplant son sourire tranquille et serein. Un moment après, quand je lui dis au revoir, il me salue sans rien me demander.

Un refuge

L’examen neurologique ne trouve ni crise d’épilepsie, ni quoi que ce soit qui puisse expliquer ce retrait visuel qui cède au bout de trois jours. En équipe, nous formulons l’hypothèse d’un repli protecteur des agressions extérieures, somatiques ou psychiques. Nous pensons bien sûr à la chimiothérapie et ses effets secondaires, à la douleur due à l’ostéonécrose, mais aussi à l’angoisse envahissante de sa mère dont le jeune homme peine à se détacher. Et puis, fermer les yeux, n’est-ce pas aussi annuler le réel et se réfugier dans un monde sans maladie, où le temps passé, celui où il venait à l’hôpital de jour faire des activités avec les autres adolescents se superpose à la réalité et annule le présent?… Un moment d’abandon.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .