« C’est choquant, tout ça… »

N° 192 - Novembre 2014
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Stephen, 20 ans, souffre de troubles psychotiques. Pour qu’il puisse participer aux groupes thérapeutiques, il faut laisser la porte de la salle ouverte, comme une échappatoire.

À 20 ans, Stephen est « le plus vieux de l’hôpital de jour », comme il le souligne lui-même souvent (1). Il fréquente l’établissement depuis environ trois ans mais a toujours l’air d’être un voyageur sans bagages, qui attendrait un train qui n’arrive jamais. Stephen a développé à l’adolescence des troubles psychotiques sous forme d’hallucinations visuelles et auditives. Il errait dans la rue le soir, empruntait des bus au hasard puis appelait ses parents à la rescousse pour qu’ils viennent le chercher, sans pouvoir dire où il se trouvait. Déscolarisé, il partait en solitaire le long des chemins, là où ses pas le menaient. À ses débuts à l’hôpital de jour, il se postait toujours à la fenêtre, invectivant des passants réels ou imaginaires sans pouvoir s’inscrire dans un seul groupe. Stephen est un garçon très intelligent et fin. Il utilise un vocabulaire riche et un peu suranné, tout en présentant une apparence assez négligée. Les autres adolescents, plus jeunes, l’admirent pour son âge, son éloquence, et son adresse au baby-foot.

Le groupe garçons

Nous avons proposé à Stephen de participer à un groupe « éducation à la santé pour adolescents » (dit aussi « groupe garçons ») que je coanime avec un éducateur et une psychologue. Après un refus, il a accepté d’essayer. La première fois, il est arrivé un peu en retard, tandis que nous abordions la puberté et ses bouleversements, évoquant poils et érection. À ses mots, Stephen s’est caché le visage dans les mains puis a demandé à sortir très vite pour aller aux toilettes. Il est revenu accompagné d’un soignant qui l’avait trouvé sur une chaise en train de murmurer : « C’est choquant, vraiment choquant tout ça. »
La semaine suivante, il est revenu tout en s’en défendant : « Je viens, même si c’est dégoûtant. » Petit à petit, il a proposé d’aborder le sentiment amoureux. Depuis plus d’un an, Stephen est amoureux de Nora, jeune femme d’origine vietnamienne qui vient à l’hôpital de jour un après-midi par semaine. Contrairement à Stephen, elle est mutique et effacée. Elle a le regard absent et vide mais fait rêver tous les adolescents car comme le dit Stephen, « c’est la fille la plus belle de l’hôpital de jour ». Dans le groupe garçons, un autre jeune, Murad, est amoureux d’elle. Mais alors que Stephen rêve d’un amour platonique et se demande s’il osera l’inviter à danser à la prochaine boum, Murad a plutôt l’habitude d’attraper Nora par la main comme une poupée de chiffon et d’en faire « sa » partenaire.
« Si tu veux, la prochaine fois, je te la prêterai!, lance-t-il à Stephen.
– Moi hier soir, j’ai rêvé que je l’embrassais, lui répond ce dernier. Si je pouvais, je l’embrasserais, je suis musclé, je peux la défendre.
– Elle est belle parce qu’elle est calme, poursuit Murad, elle ne parle pas.
– Oui, soupire Stephen, elle est comme une rivière, elle est tranquille comme un ruisseau. »
Nora est un peu comme une muse, les garçons l’évoquent toujours avec beaucoup de poésie, un peu comme une icône lointaine et inaccessible.

Parler d’amour

Nous voulions discuter de la puberté, et les adolescents nous ont demandé de parler d’amour. Ils ont su le faire avec une grande sensibilité, en proposant la jeune Nora comme médiation, objet réel et imaginaire, objet d’amour, de fantasme, de rivalité. Stephen continue de venir au groupe, tout en expliquant qu’il ne veut pas, un peu comme si « une partie de moi voulait être là et l’autre pas », résume-t-il très justement. Sa partie saine, empathique et touchante, peut échanger avec le groupe pendant que sa partie « folle » est en cavale pour échapper à ce qui fait peur, et peut détruire.
« Moi je veux plus venir, je suis désolé c’est pas pour moi tous ces trucs de sexualité. Ça m’intéresse pas du tout. Ça me fait peur. Un jour, j’étais dans un centre commercial avec ma mère et une fille est venue me parler pour me dire que sa copine voulait sortir avec moi. Et j’ai eu peur, oh tellement peur, heureusement que ma mère était là sinon elle m’aurait étranglé… »
Aujourd’hui, Stephen participe régulièrement aux groupes. Il communique davantage, et reste moins seul ou avec des voix imaginaires. Nous laissons la porte ouverte pour qu’il puisse s’enfuir et mieux revenir. Il faut accepter sa présence et son absence et lui laisser une échappatoire.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .

1 – Cet HDJ peut accueillir des patients entre 12 à 23 ans