Patient fugueur : quelle responsabilité de l’établissement ?

N° 235 - Février 2019
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Face à des dommages causés ou subis par un patient psychiatrique en "fugue", la victime peut rechercher la responsabilité de l'établissement à certaines conditions. Le point à partir d'une jurisprudence récente.

La mission de garde et de surveillance confiée aux établissements de santé entraîne des conséquences juridiques importantes, notamment en termes d’engagement de la responsabilité pour les dommages causés ou subis par les patients en dehors de l’établissement. Les obligations à la charge des services varient en fonction du statut du patient et des méthodes thérapeutiques utilisées (1). C’est ce que vient de rappeler le Conseil d’État dans une affaire concernant un patient en soins sans consentement « fugueur » renversé par une voiture (2). Sur ce point, la jurisprudence est désormais claire. 

Responsabilité et statut juridique du patient

Lorsque la personne est prise en charge en soins libres et qu’elle est majeure, c’est le droit commun de la responsabilité fondée sur une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service (3) qui s’applique. Ce régime permet non seulement de placer le patient face à ses responsabilités mais aussi de discuter de la pertinence des moyens mis en œuvre au quotidien. Pour retenir l’éventuelle faute du service, le juge va se fonder sur les circonstances de faits et déterminer si les moyens mis en œuvre étaient adaptés. La faute se définit à la fois en fonction des missions et moyens confiés au service (4). Sauf éléments cliniques justifiant de transformer les modalités de prise en charge, l’établissement n’est a priori pas responsable d’un patient sorti à l’insu du service.
La situation est différente lorsque le patient est pris en charge à la demande d’un tiers (5) ou lorsqu’il s’agit d’un mineur. Juridiquement, la personne est alors confiée à la surveillance constante de l’établissement. Depuis 1967, en application de la théorie du risque (6), les dommages causés en dehors de l’établissement lors d’une sortie autorisée justifient le recours à la responsabilité sans faute (7). Ce mécanisme juridique présente l’avantage de ne pas avoir à discuter devant le juge des modalités concrètes de prise en charge thérapeutique et d’accorder une plus grande liberté décisionnelle au service. Le droit autorise donc le recours aux sorties thérapeutiques et aux activités extérieures, tout en garantissant au tiers et au patient une protection efficace lors de la survenue d’un dommage. En la matière, la victime devra uniquement démontrer la réalité du lien de causalité entre la sortie et le dommage (8), et chiffrer les différents préjudices subis.

Un défaut de surveillance

Dans la présente affaire, le patient avait quitté l’établissement sans autorisation (situation de « fugue », 9). La sortie n’ayant pas été préparée, le juge administratif refuse d’appliquer le régime de responsabilité sans faute et applique le droit commun. Aussi, le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident de la circulation peut rechercher la responsabilité de l’établissement de santé s’il parvient à démontrer qu’une faute du service explique la sortie du patient et si, en plus, le comportement de ce dernier a concouru à l’accident : en l’espèce le patient marchait au milieu de la route, de nuit. Pour le Conseil d’État, « la présence [d’un patient] sur la route départementale, sans laquelle l’accident ne se serait pas produit, était due à un défaut de surveillance du Centre hospitalier […], dont M. C., hospitalisé à la demande d’un tiers, était sorti une heure plus tôt (10) ». Pour le juge administratif, il existe ici un lien de causalité direct entre le préjudice et le défaut de surveillance susceptible d’être reproché au Centre hospitalier spécialisé. Dans ce type de situation, pour échapper à sa responsabilité, l’établissement devra parvenir à convaincre le juge qu’aucune faute ne lui est imputable, ce qui est particulièrement difficile.

Éric Péchillon, Professeur de droit public (Université Bretagne Sud)

1– E. Péchillon, la responsabilité administrative des établissements pratiquant du soin psychiatrique : www.unicaen.fr/puc/images/crdf1207pechillon.pdf
2– CE, 9 novembre 2018, Assurances du Crédit mutuel IARD, n° 412799.
3– CE Section, 30 juin 1978, Hôpital psychiatrique départemental de Rennes c/Dame Clotault, n° 99514 01582, p. 288 et CE, 21 février 1990, Centre d’aide par le travail Guy Chalard c/Hôpitaux civils de Thiers, n° 63293.
4– CE, 12 mars 2012, CPAM du Puy de Dôme, req. n° 342774 : à propos du suicide d’une patiente sortie sans avis médical et l’absence de faute pour ne pas avoir utilisé des moyens de contrainte pour la retenir dans le service.
5– Article L. 3212 et suivants du Code de la santé publique.
6– Sur ce point, voir J.M. Sauvé, « Osez le risque » : www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Osez-le-risque
7– CE, sect., 13 juillet 1967, Département de la Moselle, rec. 341; y compris lorsque le patient séjourne dans sa famille : CE, 13 mai 1987, Piollet, n° 49199.
8– À savoir que le dommage a été causé par un patient de l’établissement.
9– Rappelons ici que la « fugue » sera traitée en fonction des procédures prévues par le code de la santé publique concernant les départs volontaires de patients (article R. 1112-62), texte qui certes interdit les sorties des patients hospitalisés sous contrainte et les mineurs mais sans prévoir de procédures spécifiques en ce qui les concerne. La fugue implique une réaction adaptée de la part des professionnels de santé et de l’établissement.
10– La durée de la fugue est un élément important pour qualifier le lien de causalité. Plus le dommage est proche de la sortie, plus une causalité est plausible.