Comment concilier la liberté de croyance et le devoir de neutralité ?

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Sans remettre en cause la liberté de manifester sa religion, une décision récente de la Cour européenne des droits de l’homme affirme la possibilité de réglementer le port de signes religieux par les agents publics en fonction des populations prises en charge, afin de garantir au mieux la neutralité du service.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est régulièrement saisie pour des litiges sur les questions religieuses au sein des services publics, et en particulier à l’hôpital. Dans une affaire récente (CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian contre France, n° 64846/11), une assistance sociale dans un service psychiatrie n’a pas été reconduite dans ses fonctions au motif qu’elle refusait d’enlever son voile durant ses heures de services. Le directeur des ressources humaines de l’établissement de santé considérait qu’un tel comportement contrevenait au principe de neutralité qui s’impose à l’ensemble des agents publics. Il appuyait sa décision sur un avis du Conseil d’État (n° 217017 du 3 mai 2000) qui rappelle qu’« il résulte des textes constitutionnels et législatifs que le principe de liberté de conscience ainsi que celui de la laïcité de l’État et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble de ceux-ci [et par conséquent à l’hôpital] ». À ce titre, « tous les autres agents publics [bénéficient] de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion. [Cependant], le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ». Depuis 2000, il est de jurisprudence constante en France que « le fait pour un agent du service […] public de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations ».

Une liberté sous contrôle

La requérante contestait la conception française de la laïcité au sein des services publics et prétendait s’habiller en adéquation avec ses convictions personnelles. Selon elle, les contraintes pesant sur les agents publics étaient contraires aux dispositions de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui stipule la liberté de manifester sa religion (1). La Cour devait donc trouver un équilibre entre le respect des croyances, la liberté de culte et les règles d’organisation du service fondées sur un principe de neutralité. Car la procédure disciplinaire fondée sur un refus d’ôter un signe religieux s’analyse comme une ingérence dans le droit de manifester sa religion. Cependant, toute ingérence n’est pas inconventionnelle. Ainsi, il n’est pas interdit à un État d’encadrer la pratique religieuse en certains lieux, comme l’hôpital, en particulier lorsqu’elle peut avoir une incidence sur l’égalité de traitement des administrés et qu’une tenue vestimentaire indique de manière ostentatoire l’appartenance d’un agent à une religion. Dans cette affaire, les juges nationaux avaient d’ailleurs insisté sur le fait que l’assistante sociale était en « contact avec des patients se trouvant dans un état de fragilité et de dépendance ». À ce titre, chaque établissement de santé, exerçant une mission de service public, est en droit d’exiger de la part de l’ensemble de ses agents une tenue vestimentaire ne comportant aucun signe ostentatoire d’appartenance à un mouvement religieux ou politique.

Laïcité à la française

Les juges européens ont adopté une attitude qui permet à la conception française de la laïcité de se maintenir. Le droit français ne crée en effet aucune discrimination entre les religions puisqu’il oblige l’ensemble des services à toutes les traiter de manière identique. Le modèle français n’est bien sûr pas le seul en Europe et d’autres États adoptent une attitude différente vis-à-vis du fait religieux et des tenues vestimentaires des agents publics. La Cour insiste cependant sur un point particulier en demandant que le juge national (en l’espèce le juge administratif) puisse contrôler en détail que, lorsqu’elle sanctionne un agent, l’administration ne porte pas, sous couvert de neutralité, une atteinte disproportionnée à la liberté de conscience. Tout est donc une affaire de mesure et de définition du caractère ostentatoire (2) d’un signe religieux.

Éric Péchillon, Maître de conférences, Université de Rennes 1

1– Article 9-2 de la Convention européenne des droits de l’homme : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
2– Ce caractère ostentatoire est apprécié sous plusieurs facettes : « S’agissant de la nature du signe d’appartenance religieuse, c’est la plus ou moins grande visibilité du symbole qui sera prise en compte. Son degré de caractère ostentatoire sera apprécié également à la persistance de l’agent à vouloir maintenir cette manifestation de dévotion à un culte. (…) Les décisions juridictionnelles admettant la légalité des sanctions soulignent généralement la réitération du comportement manifestant la croyance religieuse malgré des instructions ou injonctions répétées des supérieurs hiérarchiques, ou des tentatives de dialogues pour convaincre à l’amiable l’agent d’enlever le signe religieux. » H. Lainé, Liberté religieuse des agents territoriaux et obligation de neutralité religieuse. Litec Coll. Débats et colloques, 2007.