Un suivi éprouvant

N° 191 - Octobre 2014
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Jeune adolescente très déficitaire, Emilie doit affronter sa peur des autres et du bruit pour supporter le quotidien de l'hôpital de jour.

Patiente de l’hôpital de jour depuis environ un an, Émilie est une jolie jeune fille de 14 ans, avec de beaux cheveux noirs comme sa maman d’origine asiatique. Grande, avec de fortes hanches et une large poitrine, Émilie a un corps d’adolescente et même de jeune femme, qui contraste beaucoup avec son visage enfantin. Diagnostiquée très déficitaire, elle communique par de courtes phrases de quelques mots, et ne sait ni lire ni écrire. Elle est surtout très inhibée. Elle a par exemple du mal à pénétrer dans l’hôpital si des jeunes sont regroupés près de la porte ou si elle entend trop de bruit. Elle s’assied alors sur un fauteuil près de l’entrée et se cache le visage dans ses mains tout en restant très attentive à l’environnement.
Quand elle est de bonne humeur, Émilie sourit à la ronde et nous interpelle sur ses vêtements : « Bonjour Virginie, robe rouge, robe rouge, Virginie, robe robe.
– Ah oui, Émilie, tu as une très jolie robe ce matin ». Elle choisit elle-même ses habits le matin, et quand elle a décidé de mettre un short et des sandales en hiver, rien ne peut la faire changer d’avis. Sa mère s’excuse parfois de sa tenue peu adaptée à la météo.

Une sortie par la force

Malgré des difficultés, Émilie a peu à peu investi quelques ateliers thérapeutiques, et en particulier les sorties à la piscine du groupe des filles. Nous avons ainsi pu évoquer des sujets qui l’angoissaient, comme ses premières règles, et nous l’aidons à être autonome. Grâce à ce lien de confiance, Émilie est souvent joyeuse et manifeste une excitation verbale plutôt sympathique. En revanche, dès qu’elle est contrariée ou angoissée, elle peut devenir tyrannique. Elle se bloque, se cache, parfois même s’allonge par terre et refuse de bouger. De tels comportements se produisent souvent en fin de journée, au moment de partir.
Émilie n’a pas intégré beaucoup de repères spatio-temporels, ce qui rend très difficile ses allers-retours chez ses parents divorcés depuis peu. Un soir, alors qu’elle attendait sa maman qui venait la chercher pour rentrer à la maison, Émilie a eu la surprise de voir apparaître son papa. Elle s’est mise à hurler : « Méchant papa, méchant papa » en refusant de le suivre. Nous avons tenté différentes choses pour la raisonner. Le papa est même resté à l’écart tandis qu’avec Émilie, nous téléphonions à sa maman pour qu’elle lui explique ce changement de programme. Las, Émilie ne bougeait toujours pas. Nous avons éteint les lumières et fermé les volets, elle n’a pas bronché et serait certainement restée la nuit entière immobile comme une statue. Il a fallu la faire sortir de force, et nous n’étions pas trop de six soignants pour la porter. Elle hurlait et donnait des coups de pied. Son père nous a raconté le lendemain qu’elle était restée prostrée deux heures dans sa voiture, refusant obstinément de sortir malgré ses supplications et celles de son petit frère.

Le corps comme un roc

De telles scènes se sont ensuite souvent reproduites avant les grandes vacances d’été. Le soir, Émilie refusait de partir, quelle que soit la personne qui venait la chercher, son père, sa mère ou un ambulancier. Nous redoutions ce moment de la journée, tout en veillant à ce qu’il y ait des hommes dans l’équipe en cas de besoin. Émilie ne fréquentait plus les groupes qui lui plaisaient. Puis l’été est arrivé et comme les adolescents étaient moins nombreux, elle s’est mise à moins se cacher et à venir avec nous dans la pièce commune. Elle est alors restée en temps informel autour d’une table avec des jeunes et des soignants, sans se protéger. Un peu en retrait, elle feuilletait un magazine, regardait les images et interpellait les autres…Aujourd’hui, Émilie a donc fait de fragiles progrès. Il semble qu’elle ait enfin apprivoisé les lieux. Nous commençons à mieux la connaître et faisons attention à lui ménager une place sans qu’elle se sente attaquée par le nombre et envahi par le bruit. Mais nous nous interrogeons beaucoup sur ce suivi éprouvant. Que se passe-t-il dans la tête d’Émilie quand elle se ferme comme une huître ? Comment accueillir son étrange comportement de terreur à la fois d’entrer le matin et de partir le soir ? Comment comprendre cette peur des autres que nous lui imposons chaque jour? Et que faire aussi avec ce corps soudain comme un roc, tout-puissant, qui nous renvoie à un sentiment d’impuissance? Certes, Émilie s’ouvre à nous mais nous n’avons pas encore trouvé le chemin pour mieux la rencontrer.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .