Nul, trop nul, un gros nul!

N° 222 - Novembre 2017
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Abdou, 15 ans, est un adolescent psychotique et incurique, barricadé dans son corps et son délire. A l'hôpital de jour, comment tisser des liens avec lui malgré cette fermeture ?

Abdou, 15 ans, colosse de 1,90 mètre, se cache dans un coin de l’hôpital de jour, boudiné dans une veste de jogging sale, le visage dissimulé par sa capuche. Ce jeune garçon psychotique souffre d’un délire à thématique corporelle et identitaire. Il se dit adopté et craint de se transformer en fille. Depuis deux ans, nous essayons de faire sa connaissance, malgré ses absences, son décrochage scolaire et son repli sur lui-même qui le conduisent à rester des jours entiers dans son lit.

Il vient parfois au groupe pâtisserie, traînant les pieds, dégageant une odeur si forte qu’on a du mal à l’approcher. « J’ai la peau sale parce que je suis noir, murmure-t-il, d’ailleurs je suis peut-être juste couvert de chocolat, ou de merde… » Abdou mélange les ingrédients avec une dextérité étonnante. Avec mes collègues, nous remarquons qu’il possède un véritable talent pour confectionner des gâteaux et décorer des tartes. Minutieux et concentré, il sait foncer la pâte à tarte, c’est-à-dire l’étaler dans le moule puis la faire adhérer au rebord avec le pouce et l’index. Il dispose ensuite les fruits en rosace de manière harmonieuse puis va se rasseoir, le visage dans les mains et demande s’il peut rentrer chez lui. La cuisine reste le seul lieu où nous pouvons échanger avec lui sans trop le persécuter puisque nous sommes debout côte à côte, face à la fenêtre et au plan de travail sans rien échanger de trop intrusif pour lui.

Un papillon …

En raison de son décrochage scolaire total, nous accueillons Abdou à temps plein, même si nous savons que son adhésion aux soins reste fragile. En entretien, sa maman explique au médecin ses difficultés à s’occuper de ses trois garçons adolescents, tous en échec scolaire. Abdou sort soudain de son mutisme et demande s’il peut participer à davantage de groupes, dont l’informatique et la poésie. Je me réjouis à l’idée de l’accueillir même si je crains que son enthousiasme ne fonde comme neige au soleil. Approcher un patient délirant et persécuté comme Abdou demande un réel savoir être et savoir-faire. Malgré son apparence de grand gaillard incurique qui éloigne les plus motivés, Abdou me fait penser à un papillon frêle et délicat qui risque à chaque instant de se brûler les ailes à une chaleur un peu trop vive.
Dans la salle informatique, il entre le dernier, s’installe sur une chaise isolée et pose ses coudes sur la table, le visage caché par ses mains. Je lui demande d’allumer l’ordinateur et d’ouvrir le logiciel d’exercices pédagogiques. Je suis assise à sa gauche et il s’exécute tout en me barrant l’accès à son visage, dissimulé derrière sa main.
« Tu préfères faire des maths ou du français?
– Des maths. »

Une armure infranchissable

Sa voix est si faible que je peine à l’entendre. Abdou jette un léger coup d’œil vers moi : « Le français et moi, on n’est pas copain. » Même si je sais qu’il a un bon niveau scolaire, je lui propose des additions très simples. J’ai si peur qu’il se referme comme une huître à cause d’un échec que j’avance très doucement. Je fais le tour de son grand corps massif et prends place à sa droite pour l’aider et voir ce qu’il fait. Abdou se crispe à la moindre erreur et se traite de nul : « J’ai tout perdu, je suis archinul, il faut que je récupère tout ça. » Je profite de sa demande pour lui présenter des exercices plus compliqués. Il fait quelques fautes de frappe et le logiciel émet un bruit strident qui semble le stresser. Je coupe le son et finis par éteindre l’appareil pour écrire des multiplications et des divisions sur une feuille blanche. Abdou est concentré et appliqué. Il finit par me demander de lui donner des divisions à 6 chiffres et avec des virgules. Je lui avoue en riant que cela fait longtemps que je n’ai plus fait ce genre d’opérations et que je serais bien en peine de le corriger. Il semble à peine m’entendre, perdu dans ses pensées sombres et tristes. Sa tête s’enfonce de plus en plus dans ses mains et je ne vois plus que son dos, immense, qui me barre l’accès à son moi intérieur, barricadé derrière un corps musclé, un peu gras, bardé de couches de vêtements sales et serrés qui forment une armure solide et infranchissable. Il me fait glisser sa feuille sans bouger et ne réagit pas quand je le félicite pour son travail. Il se lève en marmonnant, plutôt mécontent : « Je dois rattraper tout ça, je suis nul, trop nul, un gros nul… »
Je montre son travail à mes collègues étonnés par le contraste entre la présentation très fuyante d’Abdou et ses capacités scolaires. Nous continuons à cheminer doucement avec lui au fil de ses venues et de ses absences, en tricotant çà et là un peu de relation, d’écoute et de confiance. Abdou est un patient en lutte permanente contre un effondrement intérieur, pénétré et envahi, et qui a besoin d’être avec nous tout en ayant un espace de dégagement pour se soustraire à l’emprise d’un autre qui peut devenir très vite un persécuteur.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e