« J’ai mal, j’ai mal »

N° 209 - Juin 2016
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Chaque mois, les règles d’Assa, 15 ans, la font basculer dans un chaos physique et psychique, qu’elle impose aussi à l’hôpital de jour.

Assa est une jeune fille de 15 ans, d’origine malienne, que nous accueillons à l’hôpital de jour (HDJ) depuis deux ans. Plutôt souriante, elle souffre d’un syndrome de l’X fragile (1) et présente quelques signes d’autisme avec un langage présent, mais fonctionnel. Nous connaissons mal ses parents, qui ont cinq autres enfants souffrant d’autisme. La mère vient parfois en entretien, le père, âgé, est le plus souvent absent. Assa est très sollicitée à la maison, où elle s’occupe de ses frères et sœurs plus jeunes.

Règles et chaos

Cette jeune fille a vécu ses premières règles dès l’âge de 11 ans, avec des douleurs aiguës entraînant un repli massif et un refus de communiquer. Encore aujourd’hui, c’est une période délicate. Sa mère rit quand nous évoquons les menstruations de sa fille : « Ce n’est rien, moi, je la mets dans son lit et elle y reste la journée entière sans bouger. Ce n’est que le premier jour, après ça va mieux. » La première fois qu’Assa est venue à l’HDJ au début de ses règles, ce fut un chaos indescriptible. L’hôpital et l’infirmerie devaient être dans le même état que le corps d’Assa. Que pouvait-il bien se passer chez cette jeune fille? D’abord, il y avait son mutisme. Assa s’était cachée sous le bureau de la secrétaire et refusait de bouger, roulée en boule, comme un petit animal, les doigts tendus et raides devant son visage. Elle pleurait doucement et plus nous tentions de la faire sortir de son refuge, plus elle se collait contre le mur. Finalement, à cours d’idées et de patience, j’avais décidé de faire preuve d’autorité et elle m’avait suivie à l’infirmerie. Elle s’était repliée dans un coin, en se tortillant et se tenant le ventre à deux mains. « J’ai mal, j’ai mal », distinguait-on entre deux cris aigus. Je lui avais parlé avec douceur pour tenter de la calmer, de l’allonger et de lui faire prendre un antispasmodique. Elle avait fini par avaler deux comprimés aussitôt recrachés dans le lavabo et s’était soudain enfuie de l’infirmerie, se précipitant en hurlant vers le réfectoire où déjeunaient les jeunes. Je l’avais suivie, totalement désemparée. Devant son entrée fracassante, tous s’étaient tus, terrorisés. Assa s’était jetée par terre en vomissant. Mon collègue Michaël, éducateur, m’avait m’aidée à la ramener dans l’infirmerie. Elle avait accepté de s’allonger. Tandis que je partais déjeuner à mon tour, Assa avait raconté à Michaël qu’un vampire sous le lit voulait la dévorer et sucer tout son sang. Elle criait, se roulait à terre et tentait d’ouvrir la porte alors que mon collègue la contenait. Avant de les rejoindre, j’avais appelé sa mère. Comme elle l’avait déjà fait auparavant, cette dernière m’avait ri au nez. Un peu comme si elle me disait : « Comment? Vous, une femme, une infirmière, vous ne savez pas gérer ce problème? » J’avais cependant imposé un retour à la maison et étais retournée auprès d’Assa. D’une voix forte, je lui avais dit qu’elle allait m’écouter et que seul un traitement médicamenteux la soulagerait. J’allais lui redonner du spasfon® et elle allait le garder jusqu’à ce qu’elle puisse s’allonger sans avoir mal. Comme vaincue, Assa s’était assise sur le lit, avait pris les comprimés et s’était cachée dans la couverture. Ses cris et ses sanglots s’étaient peu à peu atténués pour faire place à une grande fatigue. Elle était rentrée en taxi, abattue et épuisée, mais le « mal » semblait l’avoir quittée.

L’innomable

Je dis le mal car c’est comme si Assa était possédée… Le lendemain elle était là, comme s’il ne s’était rien passé. Quand je lui avais demandé si elle se sentait mieux, elle ne m’avait même pas répondu. Le démon était parti, il n’y avait plus rien à dire. Assa m’abandonnait à mes questions et me regardait d’un sourire moqueur. Aujourd’hui, dès nous voyons Assa les yeux dans le vide en se tenant le ventre, nous l’emmenons tout de suite à l’infirmerie. Je prépare le lit, la couverture et je lui donne tout de suite des comprimés. Elle ne crie plus et la douleur semble moins vive. Est-ce la douleur ou bien l’angoisse d’Assa devant ce sang qui sort de son corps? Elle connaît bien les cycles menstruels et l’anatomie de la femme, elle sait ce qui lui arrive. Pourtant, chaque mois, quelque chose se réveille en elle, une angoisse folle, l’innommable, quelque chose que nous sommes encore en train d’essayer d’apprivoiser avec elle.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .

1– Le syndrome de l’X fragile (FXS) est une maladie génétique rare associée à un déficit intellectuel léger à sévère, qui peut être associé à des troubles du comportement et à des signes physiques caractéristiques.