« De chaque instant », un film pour débattre ?

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De chaque instant, le film de Nicolas Philibert, peut être un extraordinaire outil de débat pour des infirmiers et des étudiants en soins infirmiers qui s’interrogent sur l’image de leur profession, la formation et ce qu’elle transmet de valeur soignante. Dominique Friard, superviseur d'équipes, retrace les discussions après une projection du documentaire au cinéma Utopia d'Avignon.

L’association Serpsy qui mobilise des soignants de la région Paca (et d’Occitanie) anime des films/débats au cinéma Utopia, en Avignon. Notre but est de contribuer à modifier l’image de la maladie mentale auprès du grand public. Nous réagissons aux sorties nationales et proposons aussi quelques incunables à la réflexion collective. Nous assumons d’être infirmiers en psychiatrie et de tenir, en tant que tels, un discours qui aborde les questions de psychiatrie et de soins mais également de santé psychique et mentale des familles et de la population. Le lien avec l’équipe de l’Utopia qui propose chaque mois de nombreuses rencontres est précieux et stimulant.

Lorsque De chaque instant, le film de Philibert est sorti, nous avons saisi l’occasion pour ouvrir un espace d’échanges autour de la formation infirmière. Stéphanie, Madeleine, Léa et moi-même, tous infirmiers travaillant en psychiatrie avons animé un débat autour de ce film qui suit une promotion d’étudiants en soins infirmiers tout au long de sa formation. Le film montre un certain quotidien des étudiants. Il est divisé en trois parties : l’apprentissage technique, les stages et l’analyse des pratiques professionnelles au retour de stage.

« Qu’est-ce qu’elle a, ma formation ? »

La rencontre a rassemblé une cinquantaine de personnes. Boris Doussy, un des responsables du cinéma qui favorise ces échanges qui font partie de l’ADN de l’Utopia, nous a présenté et a commencé à distribuer le micro.

Nous nous sommes vite rendu compte que le public était essentiellement composé d’infirmières. Certaines venaient juste de passer leur diplôme, d’autres étaient retraitées depuis fort longtemps. Nous avions même deux octogénaires. La principale différence avec les autres débats auxquels nous avons participé a été que d’emblée les discours ont été formulés en première personne. Ces infirmières qui écrivent habituellement en troisième personne (« il », « l’équipe pense que », etc.) ont utilisé leur « je » pour décrire leur expérience de formation. Une anesthésiste retraitée a commencé par retracer son parcours qui l’a menée d’un certain attrait pour la psychiatrie vers une discipline qui semble à des années lumières d’un soin basé sur la relation. Le choix d’une spécialité est davantage le fruit de rencontres marquantes que d’opportunités de carrière ou de goût affirmés pour un domaine. Elle a plus particulièrement apprécié la 3e partie du film qui montre comment les enseignantes régulent les retours de stage lors d’entretiens en face à face. « On avait 18 ans, et on nous lâchait dans les services sans aucun accompagnement. Nous devions faire face, seules, à la souffrance des patients, à la nudité, aux odeurs, à la mort. Surtout à la mort. Si un tel dispositif avait existé quand je faisais mes études, bien des choses auraient été différentes pour moi. Cela m’aurait évité bien des angoisses. » Les échanges se sont alors succédés. « Je suis bien d’accord avec vous. La formation d’aujourd’hui accompagne mieux les étudiantes. De mon temps ce n’était pas comme ça … » Dans ce genre de débats, on cherche souvent plus à capter l’attention de l’animateur qu’à répondre à l’intervention qui précède sauf lorsqu’elle est vraiment provocatrice. Les infirmières se répondaient, chacune précisant ce que disait l’autre.

Une heure trente de partage

Une sorte de bulle s’est ainsi créée. Nous nous étions, nous aussi, installés dans la salle. Des infirmières récemment diplômées, formées en Avignon, ont pris la parole pour énoncer que c’était bien de cette façon qu’elles avaient été accompagnées. D’autres, également novices, leur ont rétorqué que non. Elles n’avaient pu évoquer leurs expériences de stage qu’en groupe, ce qui leur interdisait de dire vraiment ce qu’elles avaient sur le cœur.  Le débat a opposé les infirmières formées dans des promotions à taille humaine et celles qui étaient issues de promotion de deux cents étudiantes et plus. Quelqu’un a rappelé que l’université brassait de très grandes quantités d’étudiants qui risquaient d’y perdre le « cousu main » que montrait le film. L’aspect universitaire de la formation est d’ailleurs totalement absent du film. Les aspects éthiques ne sont abordés qu’en grand groupe et ne suscitent aucune réflexion. Quelqu’un a précisé qu’en voyant le film on ne percevait qu’un apprentissage, au fond guère différent de celui d’un pâtissier ou d’un ébéniste. La première partie était essentiellement consacrée à la maîtrise technique du lavage de mains et d’injections intramusculaires qui ne sont plus guère pratiquées sur le terrain sauf en psychiatrie.

La troisième partie du débat a donc été centré sur la psychiatrie, le petit nombre d’heures d’enseignement, et l’inadéquation du contenu des cours à cette discipline qui exige réflexion, maturité, capacité à théoriser ce que l’on fait, et développement du rôle propre infirmier. La majorité des présentes exerçant en psychiatrie, les échanges furent assez nourris. La dernière partie de l’heure et demie fut marquée par les interventions provocatrices d’un psychologue ou sociologue qui brocarda l’affection des infirmières présentes vis-à-vis de leur profession alors qu’elles ne sont que des auxiliaires médicales qui obéissent au doigt et à l’œil au docteur. Brouhaha dans la salle. Réactions des infirmières. Un deuxième contradicteur se joignit à lui en remarquant qu’on apprenait d’abord aux infirmières à se laver les mains, comme autant d’émules de Ponce Pilate. A l’exception des infirmières de Rouen et de leur grève de la faim, les médias présentent rarement des infirmières combattives qui se battent contre les  fermetures d’hôpitaux. Leur degré d’engagement professionnel est voisin de zéro. Même si ce n’était pas faux, il était sûrement injuste de triturer des infirmières qui étaient venues regarder et débattre, montrant ainsi un bout de leur engagement. Les répliques ont fusé. Il fallut bien interrompre le débat.

Une occasion de dialogue

Pour conclure, ce film/rencontre a été un vrai succès. Toutes sont restées jusqu’à la fin. Les arguments échangés ont été de qualité. Il y eut vraiment rencontre. De chaque instant ne possède pas les qualités de La moindre des choses, situé à la clinique de Laborde qui montre la préparation d’un spectacle qui associe soignés, soignants et artistes. mais il a pour immense mérite de permettre à différentes générations d’infirmières d’échanger sur leur formation. Les quatre animateurs se sont ainsi rendu compte qu’aucun d’eux n’avait bénéficié du même programme ce qui provoque inévitablement des différences de conceptions du soin et de ce que doit être la transmission. Les infirmières sont attachées à leur profession. Quand on les écoute, ce que ne font pas les politiques ni les associations infirmières qui sont censées les représenter, on mesure l’écart existant entre ce qui est proposé et leurs souhaits.

Le film montre que les infirmières ne sont pas des intellectuelles. Souhaitent-elles l’être ? Rien n’est moins sûr. A aucun moment, on ne voit une étudiante un livre à la main. Les livres sont rangés dans le bureau des enseignantes. Les cours théoriques se bornent à la lecture à haute voix de textes extraits du programme des cours. Les enseignantes, manifestement peu à l’aise dans l’exercice, ne suscitent aucune question alors que ce qui est énoncé renvoie à l’éthique de la profession. Encore une fois c’est ce que le film montre, ce n’est pas forcément la réalité.

Combien d’enseignants iront voir le film avec leurs étudiantes ? Combien s’en serviront pour organiser une réflexion collective sur la formation infirmière ? Quel plus bel exercice de réflexivité que de réfléchir sur soi-même et sur le processus de formation ? Comment mieux occuper une position méta  qu’en cette circonstance ? Il serait dommage de rater cette occasion.

(Photos De chaque instant © Les films du Losange)