Corridor de sécurité

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« Le vrai directeur de l’hôpital, c’est le malade ! » Leur devise pour une psychiatrie ouverte a valu à Edmée et Philippe Koechlin une invitation de l’université de Montréal, à enseigner et exercer la psychiatrie sur place pendant un an… Cette expérience a donné lieu à un rapport, puis à un récit élaborés depuis le lieu le plus reculé de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, dénommé « la salle X ». Selon Roger Gentis « La leçon qu’ils en tirent, et qu’il faut proclamer, c’est que l’orientation technocratique actuelle de la psychiatrie dans les pays capitalistes, fondée sur les notions de rendement et de rentabilité, loin de travailler à détruire l’Asile, le pérennise et même le recrée là où il était en voie de disparition. La distinction entre malades à court, moyen et long terme, corollaire de la notion absurde de rentabilité des soins, est une stupidité criminelle de plus à mettre au compte des technocrates de la santé. Le récit dénonciateur des Koechlin est de ceux qui appellent avec urgence une réflexion politique ». A lire !

Québec, début des années 60. Le ministre de la santé rentre précipitamment de ses vacances en Europe pour faire cesser les travaux de construction d’un nouvel asile, alerté par des psychiatres en désaccord avec les plans (1). « Une partie des bâtiments fut démolie, une autre servit à créer l’université de Sherbrooke».  Autre temps autres mœurs, cet épisode se déroule après qu’un malade, Charles Pagé, ait publié en 1961 « Les fous crient au secours (2) » et … ait été entendu. « En dix ans, le budget de la psychiatrie se multiplia par huit, le nombre de psychiatres par cinq (3) ».

Quelques années plus tard, le Docteur Jean-Marc Bordeleau, chargé de transformer les conditions de soins dans un hôpital psychiatrique de Montréal, fait appel à deux grands psychiatres français, Edmée et Philippe Koechlin, « très connus pour l’œuvre de libéralisation et d’organisation thérapeutique qu’ils (avaient) mis en place notamment à l’hôpital psychiatrique de Plaisir en Seine-et-Marne (4)».  Ils passeront un an à l’hôpital de Saint-Jean-de-Dieu, en observation participante et écriront un rapport dont Sophie Legrain, éditrice hors pair (5), nous permet de nouveau la lecture.

Ils choisissent un service « en arrière », composé de17 malades « incontrôlables », ne disposant que de « cours grillagées » et de « fenêtres à barreaux ». « Les murs sont nus, sauf deux tringles de fer destinées à attacher les malades « à la patte (6) ». Dix-sept femmes diagnostiquées schizophrènes, âgées de 40 ans environ, sont hospitalisées depuis dix-huit ans en moyenne. Toutes contentionnées, couchées avant 18 heures mais … bénéficiant d’un « petit bain tous les jours (7) ».

Ils procèderont à une « analyse du milieu(8) », vivront tous les jours avec les malades et le personnel de soin. Un mois plus tard, « Il n’y a plus aucune contrainte, ni le jour ni la nuit et les portes sont ouvertes » (9). Attentifs à toutes ces patientes, les deux psychiatres ont progressivement mis en place des réunions entre les équipes, entre l’ensemble du personnel, religieuses comprises, entre patientes et soignantes, créé des petits groupes, organisé des sorties, et … réduit de moitié les doses de neuroleptiques. Comment, se demandent-ils, en était-on arrivé là ? Comment avait-on pu arracher toutes les dents d’une patiente pour lui faire passer sa « manie de mordre »(10) …

Pour ces médecins « La relation est le pivot de la thérapeutique (11) » Mais à Saint-Jean de Dieu, « on estimait que la « continuité des soins » consistait dans le fait d’avoir un environnement matériel adapté à chaque moment de la maladie mentale alors que pour nous, la « continuité des soins » consistait dans le fait d’avoir une relation thérapeutique avec les mêmes personnes à chaque moment de la maladie » (12). Ils critiquent les « services spécialisés comme celui de l’évaluation, dont la fonction ne sera pas d’établir une relation thérapeutique, mais d’évaluer, c’est-à-dire de classifier et d’orienter (13) ».  Certains patients, récalcitrants au parcours attendu par les classificateurs, basculent ainsi dans la catégorie des « incontrôlables ». Ce qui débouche par effet de système sur la création de lieux spécifiques de contention, de lutte sans fin entre les « irrécupérables » et un personnel exténué qui « se résigne parfois ou satisfait et amplifie ses propres tendances sadiques» (14).

De plus, « Tout se passe comme si (…) la menace du malade était telle que tout soit fait pour que la relation directe ne puisse s’établir, ou du moins qu’elle se distende au fur et à mesure que l’on acquiert un degré de responsabilité plus élevé dans la hiérarchie ». Pourtant, « la base du traitement psychiatrique (c’est) la relation affective solide et durable de personne à personne… » (15).

Cette tendance classificatoire, de tri et de rejet, de mise à distance, de séquençage, n’a fait que s’amplifier depuis les années 70. Nous assistons par bonheur à une actualité de lutte des soignant.e.s lucides qui ne dénoncent pas seulement leurs conditions de travail, mais les conditions de soins pour les patients.  

Edmée et Philippe Koechlin nous avaient pourtant prévenus : « A long terme (cette méthode) ne peut que se traduire  par des dépenses morales et financières dont l’importance dépasse ce qui est aujourd’hui mesurable (16) ». Nous en sommes là.

Lise Gaignard, psychanalyste.

Corridor de sécurité, Edmée et Philippe Koechlin, Ed. D'une, mars 2019, 160 pages, 8 €, 1ere parution chez Maspero en 1974

1 – Il s’agit des Docteurs D. Bédard, D. Lazure et C.A. Robert.

2- Montréal, Editions du jour, 1961, rééd. Ecosociété, 2018.

3- Corridor de sécurité, page 5, postface de Roger Gentils.

4- Comme le précise Roger Gentils en postface. Nous saluons au passage cette figure de la psychiatrie, disparu depuis cet été.

5- Sophie Legrain est, entre autres, éditrice exclusive des œuvres de François Tosquelles et de Jean Oury.

6- Page 43.

7- Page 50.

8- Page 39.

9- Page 57.

10- Page 95.

11- Page 147.

12- Page 36.

13- Page 145.

14- Page 151.

15- Page 153.

16- Page 153.