04/05/2016

Une nuit en psychiatrie avec Marcel

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Marcel est un SDF bien connu du service d’urgence. A chaque fois c’est la même chose : très alcoolisé, il est maîtrisé, contenu dans la nuit, lavé, nourri puis il repart le lendemain, seul. Difficile de rester soignant face à la violence du vieil homme, sauf à s’intéresser à son histoire…

 La Lune est si ronde et blanche que je distingue nettement chaque détail de son relief, de ses plaines et de ses cratères.  Mal assis sur le trottoir, je fume à trois heures du matin. À vrai dire, ce n’est pas pour soulager un besoin de nicotine, mais plutôt pour lutter contre la fatigue qui sournoisement alourdit mes paupières épuisées. Un calme relatif règne depuis plus d’une heure aux urgences psychiatriques et, alors que la plupart des patients dont j’ai la charge dorment, je sens à mon tour le rude appel du sommeil.

Ni la discussion avec les infirmières du service voisin de réanimation, ni la part de gâteau partagé aux urgences traumatiques, ni même les rires des collègues n’ont empêché l’abattement de s’installer. Ainsi, mal assis, épuisé, je regarde la lune, mon mégot entre les lèvres. 

Marcel vient d’arriver !

Soudain l’appel sur le portable retentit dans ma poche. L’infirmière d’accueil, fatiguée elle aussi, soupire quelques mots : “Christophe, on a besoin de toi, Marcel vient d’arriver!” Les urgences psychiatriques sont intégrées aux urgences générales, l’infirmière d’accueil m’appelle dès qu’elle juge qu’un patient nécessite une prise en charge psychiatrique. Ce matin, elle n’a  pas eu besoin d’évaluer Marcel. Nous le connaissons tous très bien et la présence de l’infirmier de psychiatrie est censée l’apaiser, ou du moins aider les soignants des soins généraux à le contenir. À trois heures du matin, sous une douce lune blanche, Marcel vient d’arriver, nous promettant comme à son habitude, cris et dégâts.

Guidé par les hurlements du vieil homme, j’arrive aussi vite que possible dans le hall d’accueil. Beaucoup plus sensible à cette heure tardive qu’au début de ma nuit, je suis immédiatement saisi par l’odeur pestilentielle, bien plus que par la folle agitation autour de Marcel qui se débat pour échapper à l’emprise des vigiles. En effet, d’intenses effluves de mauvais vin mêlées à de fortes odeurs de transpiration ou autres sécrétions, ont envahi la salle et nous enveloppent. À terre, quatre vigiles maîtrisent difficilement notre patient très alcoolisé qui hurle au scandale. Après quelques instants d’hésitation, encore sur la Lune, je quitte mes pensées célestes pour rejoindre le groupe agité.

Nous sommes las de Marcel

Rapidement, mais non sans mal, nous parvenons à maîtriser notre homme affaibli, à le « contentionner » sur un brancard et à lui administrer un traitement sédatif. Puis c’est la douloureuse épreuve du déshabillage et de la toilette de Marcel qui vient de passer des jours et des nuits dans la rue à respirer l’alcool plutôt que le savon. Dans un silence fataliste, nous nous regardons tous avant de commencer ce travail qui, nous le savons, va être éprouvant. Les vêtements de Marcel portent les cicatrices de mille heures de mendicité sous la pluie, de bouteilles renversées, de bagarres improbables, de nuits sur le bitume et de cent maladies. Sa peau est noire de salissures, de froid, de souffrance. Marcel dégage une odeur acre d’incurie, de poussière, de moisissure. Ses cris sont fous de colère, d’ivrognerie, de désespoir. Nous sommes las, de lui. Car Marcel n’est pas un patient calme. Il est agressif, insultant, parfois violent et sans jamais une marque de reconnaissance à notre égard, pour nous qui plusieurs fois par mois depuis des années le prenons en charge, après que les pompiers soient allés le chercher dans la rue, alertés par des riverains ulcérés par son tapage nocturne. Chacun de ses passages aux urgences se déroule de la même manière. Très alcoolisé, il est maîtrisé, contenu dans la nuit, lavé, nourri puis il repart le lendemain, seul comme il est arrivé. Aucune famille ne lui est connue. Il vient, sème le chaos, et repart. Nous en venons même à craindre jusqu’à son nom et bien peu lui trouvent quelques circonstances atténuantes.

La toilette est encore ardue, car malgré son ébriété avancée, Marcel crache bien et vise juste. Affublés de divers noms d’oiseaux, nous luttons pour retirer ses habits qui collent, pour frotter sa peau souillée, pour ne pas sombrer, écrasés que nous sommes sous un nuage d’odeurs fétides, pour éviter les crachats, pour rester soignants alors qu’un fort sentiment de rejet habite la plupart d’entre nous.

 Connais-tu son histoire ?

À cet instant, pris dans la tempête de Marcel, je repense à la Lune, à sa blancheur, à sa pureté, à sa douceur et son silence. Pendant quelques secondes, je ferme les yeux pour l’imaginer à nouveau. Je redessine ses cratères, des rivières, puis je rajoute quelques arbres, ici des fleurs jaunes, et là des oiseaux. À côté, un champ, des nuages, une légère brise et de l’herbe dans laquelle je m’endors en regardant la Terre. Comment en quelques instants ai-je pu basculer dans un tel chaos ? J’étais si bien, allongé sur la Lune.

-“Christophe! À quoi rêves-tu? Tu me parlais de Marcel…” C’est Germaine, ma vieille collègue, qui vient de me sortir de ma rêverie. Je suis assis en face d’elle dans le poste de soin. Je suis l’infirmier de nuit, elle est l’infirmière de jour à qui je fais mes transmissions. Après un étonnant saut dans l’espace temps, ma nuit est terminée, Marcel dort sur un brancard non loin et je suis épuisé. Reprenant vite mes esprits, je détaille alors la prise en charge mouvementée et désespérante du vieil homme pour lequel je ne parviens plus à avoir d’empathie.

– “Connais-tu son histoire Christophe?” La question de Germaine me surprend car non, je ne la connais pas. Devant Marcel, je ne réfléchis plus, je suis un automate qui lutte pour ne pas fuir. Germaine m’explique que Marcel a été professeur de collège dans une autre vie, avant que sa femme et ses deux enfants ne décèdent brutalement dans un accident de voiture alors qu’il était le conducteur. Depuis ce jour-là, sa vie a basculé dans l’horreur, l’abandon, l’alcool, la rue.

 Pour se détendre…

Un jour, Germaine a pu discuter avec lui et apprendre tout cela. Aujourd’hui, elle me dit l’homme qu’il y a derrière l’ivrogne agressif. Elle me dit sa mélancolie derrière ses insultes. Elle me dit l’empathie derrière le rejet. Je suis penaud et ému. Après cette nuit, il y eu beaucoup d’autres nuits où Marcel est venu nous agiter. J’ai encore dû éviter de nombreux crachats et supporter l’insupportable odeur, mais sans colère avec  juste de la peine et de l’émotion.

Depuis, je ne sais pas ce qu’est devenu Marcel, mais je le cherche encore d’un œil quand je marche dans la rue en me disant que peut-être, il accepterait de venir s’allonger dans l’herbe à mes côtés quelques instants, sur la Lune, pour se détendre.

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