24/01/2017

« Ma sœur n’a rien à faire à l’hôpital ! »

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De violents coups de poing s'abattent sur la porte de l'unité de soins fermée. Virulente, la famille d'une patiente hospitalisée peu de temps auparavant sans son consentement veut la faire sortir, « de gré ou de force ». Christophe, l'infirmier, est tétanisé par cette violence mais Germaine vient à son secours.

La petite télévision est accrochée au mur et protégée par une plaque de plexiglas si usée que nous n’y voyons presque rien. Heureusement, car les images sont terrifiantes. Depuis ce matin, des scènes de chaos après un tremblement de terre nous proviennent de l’autre bout du monde et tournent en boucle.

Avec les patients, nous sommes happés par ces images. À part les cris des survivants, les grondements de la terre captés par quelques vidéastes amateurs, et le ton dramatique du présentateur, tout autour de nous règne le silence. Le calme règne en effet dans ce petit service fermé qui accueille des patients hospitalisés sans leur consentement. La plupart d’entre eux se trouvent près de moi, devant ce macabre spectacle télévisuel. Les autres dorment, ou vont ici ou là. C’est un dimanche matin, et l’on croise très peu de monde dans les unités. Le cadre de garde a appelé pour s’assurer que tout allait bien, le médecin de garde doit passer, et les familles viendront dans l’après-midi.

À l’autre bout du monde le chaos. Ici le calme et le repos. Une étrange sensation d’incompréhension et d’injustice m’effleure quand soudain, ici aussi la terre se met à trembler.

À travers l’œilleton…

Du dehors, de grands coups pleuvent sur la porte d’entrée, qui branle si fort que nous voyons comme des ondes de choc se propager dans l’air, emportant avec elles poussière et miettes de bois. Je me précipite. À travers l’œilleton, je reconnais la famille de Madame V. « Ma sœur n’a rien à faire à l’hôpital » Frères et cousins, en nombre, ils semblent bien décidés à la faire sortir. De gré ou de force. Les insultes et les menaces fusent.

Madame V., qui souffre d’un sévère trouble de l’humeur, a été admise quelques jours auparavant, après avoir fait trembler le centre-ville de son agitation maniaque. Pour la protéger, sa mère a demandé en tant que tiers une hospitalisation sans consentement. Elle n’a pas hésité à signer les papiers et s’est dite « rassurée » de savoir sa fille en sécurité. Depuis, Madame V. s’est apaisée et ce matin-là, elle dort à poings fermés, récupérant de ses longues nuits d’insomnie.

Derrière la porte, les cris et les coups s’amplifient. Ses frères, cousins ou amis sont nombreux et gaillards. Je n’ose pas ouvrir la porte, car je crains qu’ils entrent et « enlèvent » cette patiente que je dois protéger. La mère n’est pas présente.

Je tente de leur expliquer la situation à travers la porte, mais mes paroles ne font qu’attiser leur colère. L’équipe de sécurité, pourtant prévenue, tarde à arriver, et, après le bout du monde, le centre-ville, la porte, c’est moi qui commence à trembler… Que dois-je faire ? Ouvrir ? Attendre ? Tout est arrivé si vite ! Je ne suis pas préparé à cette violence. Autour de moi, un petit groupe de patients me presse de questions, quand d’autres sont allés se cacher dans leur chambre. Mon cerveau est en ébullition.

« Ouvre la porte »

Puis, comme le calme après la tempête, le silence survient… Et je reconnais la voix de Germaine, ma collègue expérimentée, qui vient à mon secours. Quelques minutes plus tôt, elle était assise à mes côtés devant la télévision. Maintenant elle est de l’autre côté de la porte d’entrée, et parle à la famille en colère. La situation est brûlante, elle est donc sortie par la porte de secours, tout simplement. Et les renforts n’arrivent toujours pas…

Après un bon moment d’échanges, elle me dit : « Ouvre la porte Christophe… ». Elle introduit une famille beaucoup moins tendue qu’à leur arrivée et l’installe dans une petite salle d’attente près de l’entrée.

Alertée par le bruit, Madame V. s’est réveillée et insiste pour voir sa famille. Dois-je l’en empêcher ? Nous n’avons ni consigne, ni autorisation particulière pour les visites. Mais Germaine accepte. Je n’en reviens pas… Ma collègue vient d’autoriser une visite non encore officiellement et médicalement autorisée pour cette patiente. Bientôt, c’est le service tout entier qui va trembler après cette énorme entorse au cadre habituel. Je suis presque plus terrifié par la décision de Germaine que par la violence des coups sur la porte. Pourtant, il n’y a plus de bruit, plus de cri, plus de coup. Il y a des larmes de retrouvaille, des plaintes, des embrassades. Rien ne tremble, sauf mes certitudes…

Pendant cette visite, qui se déroule calmement, Germaine reste auprès de la famille et de Madame V. Enfin, elle raccompagne la patiente à sa chambre pendant que la famille repart en s’excusant. L’équipe de sécurité arrive après la bataille…, car elle a eu à intervenir ailleurs au même moment.

« C’est à nous de nous adapter »

Germaine prend alors le temps de m’expliquer : « Si nous n’avions rien fait, ils auraient pu casser la porte et entrer dans le service dans un tel état de colère qu’il nous aurait été difficile de faire quelque chose. Tout aurait alors pu aller de mal en pis. Quand quelqu’un est en colère, ne recule pas, Christophe, avance et apaise… C’est ce que j’ai fait en allant vers eux. Pour construire cet apaisement et ne pas rompre le lien avec cette famille, j’ai accepté de les faire entrer et rencontrer celle qu’ils étaient venus voir. Je sais que cela n’entre pas dans le cadre habituel, que cela te choque, mais notre responsabilité est ici, dans la création de l’apaisement, dans l’évitement de la rupture du lien, avec le patient, avec sa famille. Finalement, tout cela n’est pas grave. Nous avons évité l’escalade de violence, créé du lien et rassuré, expliqué. Cette famille était en souffrance, elle ne pouvait pas faire autrement, c’était à nous de nous adapter. » Encore une fois la sagesse de Germaine me frappe. Ce n’est qu’un écart, quelques minutes, une porte ouverte quelques instants, une rencontre. Madame V. a vu sa famille, et réciproquement. Tout le monde est rassuré. Tout va mieux…

Après tout cela, curieusement, je repense à un livre que j’ai lu peu de temps auparavant, La longue route. Le navigateur Bernard Moitessier y raconte son histoire, celle d’un marin devenu une légende à l’époque où les navigateurs se lançaient pour la première fois dans une course autour du monde. C’était en 1969, bien avant l’actuel Vendée-Globe.

Après avoir passé le Cap Horn en tête de la course, et alors qu’il ne lui restait plus qu’à remonter l’Atlantique pour gagner, Bernard Moitessier avait brutalement abandonné la course, la forte récompense, et la gloire. Il avait choisi de continuer sa route, bien plus loin, bien ailleurs, et avait sillonné le monde de longs mois sur son bateau le « Joshua ». Et puisque les téléphones portables n’existaient pas, il avait envoyé avec un lance-pierre un message sur un cargo de passage : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme ». Sauver son âme… Comme un appel irrépressible… Comme un élan que rien ne peut arrêter.

Cette famille voulait-elle sauver son âme ? Celle de Madame V. ? Des années plus tard je ne sais toujours pas. Ce qui me semble certain, c’est qu’ils étaient en souffrance, qu’ils devaient venir, comme Bernard Moitessier devait partir, et que rien n’aurait pu les empêcher d’entrer avec force pour sauver ce qu’ils avaient à sauver. Rien. Sauf Germaine.

1– La Longue Route, Bernard Moitessier, Paris, Arthaud, 1971

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