26/09/2016

La psychiatrie est une danse

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« Laissez-moi sortir ! » Walter, un jeune patient schizophrène placé en chambre d’isolement, hurle et menace de tout casser. Comment composer avec cette violence ? Comment intervenir la peur au ventre ? Tétanisé, Christophe hésite mais l’expérience de Germaine lui permet d’entrer en relation.

La jeune femme glisse. Oui, c’est ça, elle glisse sur le parquet. Assis trop loin pour distinguer nettement son visage, que j’imagine doux et triste, je suis avec passion ses sauts et entrechats sur la scène. Portée par le rythme envoûtant de la grosse caisse et la mélodie des violons, elle danse. À droite, à gauche, elle virevolte dans un troublant mélange de légèreté et de désespoir. À chacun de ses mouvements délicats, je crains qu’elle ne tombe et pourtant, jamais elle ne vacille. Comme une fleur portée par le vent, elle danse. Et je pleure d’émotion.
Le lendemain de cette bouleversante soirée d’enchantement, la tête encore pleine d’arabesques et de Beethoven, je peine devant le vieil ordinateur du service. Le progrès a remplacé le papier et nous devons supporter ses ratés. Pour l’heure, un petit sablier s’écoule encore et inlassablement depuis de longues minutes. Il m’invite à patienter pour un temps indéterminé avant l’enregistrement de ma transmission sur le dossier informatisé du patient. Cette insupportable attente me permet habituellement de rêver mais ce matin, des bruits sourds et métalliques m’en empêchent.
À quelques mètres, la porte de la chambre d’isolement menace de céder sous les coups violents de son occupant.
Un jour la finesse d’un orchestre, la beauté d’un ballet, le lendemain des coups de pied dans la porte et un sablier qui tourne. L’écart est grand. Mon désarroi aussi.
 
Cauchemar éveillé
Walter ne peut plus attendre.
La veille, après une violente crise clastique dans la soirée, ce jeune patient schizophrène a été placé en chambre d’isolement avec l’aide de renforts. Un traitement sédatif lui a été administré, qui lui a permis de dormir toute la nuit. Ce matin, nous avons décidé de le laisser dormir, en espérant qu’il se réveille tard, tant il nous inquiète.
Force de la nature, Walter évoque un joueur de rugby néo-zélandais, un boxeur, ou un surhomme, quelqu’un qu’on prie de ne jamais croiser dans la rue la nuit. Ce patient, nous le craignons tous.
Sous ses coups, la porte et les murs tremblent. Mon cœur aussi. Mais nous devons y aller et abandonner, pour ma part, mon petit sablier de l’écran.
À travers le hublot de la lourde porte blindée, nous percevons sa tension. Son regard est noir, ailleurs, fou.
Avec les renforts, nous sommes cinq, il est seul mais terriblement imposant. Et nous allons entrer.
Au moment de tourner la clé dans la serrure, je doute. J’ai peur. Quand Walter se précipite vers moi, plein de colère, je ferme les yeux par réflexe.
Curieusement, pendant ces quelques microsecondes de terreur, je revois la danseuse qui semble m’inviter. J’ai beau lui expliquer que ce n’est pas le moment pour moi de danser, elle me tend la main. Dois-je me laisser emporter ? Le temps se fige. Je suis en plein rêve et j’attends l’impact.
Mon esprit divague. Que dois-je faire ? Qui suivre ? Pourquoi est-ce que j’exerce ce métier ? Est-ce que je vais avoir mal ? Est-ce que j’ai mal agi ? Dois-je partir en courant ? Fuir cette violence ? Changer de métier, moi qui n’ai jamais su danser…
 
« Laissez-moi sortir »
Les hurlements de Walter me sortent de ma torpeur et de mon désespoir. J’ouvre les yeux sur son visage, si proche du mien que je vois le sang battre dans ses tempes.
« Laissez-moi sortir de cette pièce ! », crie-t-il.
Tout va très vite. Le sablier a dû repartir. Je sens mes collègues derrière moi se crisper à leur tour, prêts à intervenir vigoureusement. Je bredouille quelques mots incompréhensibles dans cette tension extrême.
Je me sens ridicule, effrayé, paralysé par la peur, perdant seconde après seconde mes faibles moyens. Je suis englué dans un temps qui explose. Je veux me réveiller de cet horrible cauchemar mais non, je sens des gouttes de sueurs dans mon dos. Je suis terrifié, incapable de toute réflexion.
Une petite voix s’élève derrière moi. « Nous comprenons que vous vouliez sortir de cette horrible pièce, Walter, mais vous, vous devez comprendre que nous sommes très inquiets après ce qui s’est passé hier soir… Pensez-vous que nous puissions nous faire confiance mutuellement ? (…) Nous vous laissons sortir un peu, disons quinze minutes, le temps d’une cigarette, et vous nous montrez que tout peut bien se passer. Seriez-vous d’accord avec cela ? Je vous accompagne si vous le souhaitez. »
C’est ma collègue Germaine. En retrait, derrière les renforts plus « corpulents », elle intervient au bon moment. Walter accepte ce « contrat de confiance ».
Cette initiative de Germaine m’étonne néanmoins. Car comment oser laisser sortir ce patient après les événements de la veille, sans qu’il n’ait encore été vu par un médecin depuis son réveil ? Et s’il refuse de réintégrer la chambre ? Et s’il agresse quelqu’un ?
 
 
Créer du lien
Germaine m’explique alors son point de vue. Ne pas ouvrir la porte, s’opposer physiquement ferait probablement dégénérer la situation, sans que nous puissions en prédire les conséquences, pour le patient, ou pour nous. Par ailleurs, selon elle, le seul risque est finalement une autre crise clastique dans le service, que nous gérerions comme la veille. À l’inverse, l’ouverture crée du répit, de l’oxygène, du lien, comme la soupape de la cocotte-minute. « Ne t’oppose jamais physiquement Christophe ! Laisse aller… Mesure le risque dans toutes les situations, nous avons parfois tendance à le surestimer, par peur. Essaie d’anticiper, puis évalue, accompagne, modifie, adapte… Bref, crée. Notre rôle de soignant est là, créer du lien…»
Walter dépasse le temps du contrat posé. Il reste plus d’une demi-heure dans le jardin, à fumer cigarette sur cigarette. Mais il s’apaise et c’est l’essentiel. Il parle avec Germaine, qui le félicite pour le respect de cette confiance qu’elle lui a accordé. Il regagne la chambre d’isolement mais pour peu de temps. Car au vu de son comportement lors de ce temps de sortie, le médecin, avec l’équipe, décide de le faire sortir de l’isolement.
 
Apprendre la danse
Dans l’ensemble, les suites de l’hospitalisation de Walter ont été plus calmes pour lui, et pour nous. Germaine a eu raison : créer plutôt que s’opposer. Ouvrir plutôt que fermer.
Son mètre soixante de créativité a été bien plus efficace que nos cinq mètres quatre-vingt d’opposition et de crainte.
Après cette histoire, j’ai repensé à la belle danseuse et l’évidence m’est apparue. La psychiatrie est une danse. Nous allons et venons, à droite puis à gauche, de petits sauts en glissades. Nous suivons le patient quand il nous emporte, puis essayons à notre tour de l’accompagner s’il veut bien et peut nous suivre. L’un à côté de l’autre, presque l’un contre l’autre. Sans opposition, sans mouvement brusque, en suivant la musique.
Je ne sais pas ce qu’est devenue la danseuse, elle doit toujours glisser sur le parquet je suppose, je retournerai la voir un jour peut-être.
Je ne sais pas si le sablier tourne encore sur l’écran de l’ordinateur mais peu importe.
Je suis de ceux qui préféreront toujours le papier mais je m’y ferai.
Je suis de ceux qui ne savent pas danser, mais je vais apprendre.

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