23/10/2012

Issan ou l’art de ne rien faire

Auteur(s) : Marie RajablatNbre de pages : 2
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Hospitalisé depuis plus de deux mois, Issan, 15 ans, refuse toute activité. Au cours d'un week-end particulier, l'équipe exprime son impuissance face à la violence de la situation en décidant de ne rien faire du tout…

Issan est un garçon de 15 ans qui a été retiré à sa famille alors qu’il était bébé, suites à des mauvais traitements. Pendant 14 ans, il a grandi dans une famille d’accueil, seul enfant de la maison. S’il a toujours eu des difficultés d’apprentissage et de comportement, ses carences affectives précoces semblaient à peu près colmatées jusqu’au jour où la famille a accueilli un autre enfant, tout petit… Une grande colère a surgi en lui, se mettant en danger ainsi que l’ensemble de la famille. Depuis deux mois qu’Issan est hospitalisé dans le service, il a vu partir tous les autres enfants, dont la plupart ne sont restés qu’une dizaine de jours. Depuis quelques jours, il se retrouve seul face à l’équipe, unique sujet de nos soins. Chaque matin, Issan demande le programme de la journée mais c’est pour mieux le refuser. Dès que l’un de nous propose une activité, il le nargue : « Et ben je le ferai pas. Je fais ce que je veux. C’est moi qui décide… Je me fais chier donc je vous fais chier. » Ça, c’est au mieux. Au pire, il touche à tout, ferme ce qui est ouvert, ouvre ce qui est fermé, pousse le chariot de ménage, saisit un flacon de nettoyant, asperge un mur, traîne la poubelle jusqu’à ce qu’elle s’éventre… Lorsqu’Issan est dans cet état, nous ne ressentons aucune agressivité de sa part, juste son incapacité à communiquer avec nous d’une autre manière, ce qui n’en rend pas pour autant la situation moins violente. Nous nous sentons tous profondément démunis.

Deux fins stratèges

Samedi matin, Marie-Jo et moi prenons notre service en « traînant la patte ». Nous savons que nous allons devoir traverser un long week-end en tête à tête avec Issan. Pendant qu’il dort encore, nous discutons de la manière la plus confortable d’aménager ce week-end. Mais petit à petit la révolte gronde. Y’en a marre de subir la manière dont il nous traite! Il veut qu’on lui fiche la paix, il ne veut rien faire, qu’à cela ne tienne, nous allons le prendre au mot ! Aujourd’hui, nous le laisserons venir, observerons et, suivant le scénario qu’il nous servira, le lendemain nous «passerons à l’attaque». Fortes de cette stratégie, nous nous sentons aussitôt ragaillardies pour accueillir joyeusement Issan. Après lui avoir expliqué que nous nous sommes rendu compte que nous le sollicitions bien trop et que nous devions accepter son désir de ne rien faire, la journée du samedi s’étire doucement comme nous l’avions prévue : Issan louche régulièrement vers nous d’un œil dubitatif et vérifie tout aussi régulièrement si nous craquons. Marie-Jo et moi, imperturbables, rions sous cape de voir son manège.

Un dimanche devant la télé

Dimanche matin, Issan se lève à 10 heures et nous trouve toutes les deux littéralement vautrées sur les canapés de la salle de télévision, la tête sur des oreillers, les jambes calées sur des traversins, maniant les zappettes et papotant joyeusement : « Si tu mets ta poule dans ton bouillon, elle sera beaucoup plus goûteuse… », me dit Marie-Jo et moi d’acquiescer benoîtement. Issan nous regarde éberlué : « Ben vous êtes fatiguées ou quoi?! » Et nous de le remercier de nous avoir fait découvrir combien il est doux de ne rien faire… Lorsque Issan réclame le petit-déjeuner, nous tardons à nous lever, concentrées sur le petit écran, tant et si bien qu’il finit par aller chercher une chaise (puisque nous prenons toute la place) et attendre avec nous. Au bout d’un quart d’heure, nous finissons par aller ouvrir la salle à manger où tout était prêt et retournons vite à notre activité du jour : ne rien faire du tout.
Son petit-déjeuner englouti, Issan nous rejoint, mi-figue mi-raisin. Marie-Jo, toujours les pieds en l’air et la zappette errante, moi l’œil torve, vissé sur le petit écran, nous passons du documentaire animalier à l’expédition au Groënland, puis à la visite des archives du palais de Justice de Paris. Issan nous surprend car il est aussi intéressé par les programmes que par nos papotages. Du coup, nous lui faisons une toute petite place sur le canapé encombré et il entre dans la danse : « Tu vois Marie, puisque t’es née à Paris, ton acte de naissance, il est dans une des boîtes de ces étagères! »… Si la culpabilité de ne rien faire menaçait parfois de nous effleurer, nous l’avons vite écartée !
L’heure du repas arrivant, Issan se dit qu’il tient là le moyen de nous faire capituler et il s’étonne, l’air de rien, que nous ne bougions pas. Nous déplorons : « Si seulement l’un de nous commençait à mettre la table, nous pourrions peut-être essayer de bouger. » Issan nous voit venir et nous oppose une fin de non-recevoir. Nous en restons donc là, continuant notre zapping et nos bavardages tous les trois. Une heure plus tard, Issan s’inquiète tout de même de ne pas manger et réitère sa question, à laquelle nous répondons toujours avec le même ravissement qu’à force de ne rien faire, nous n’avons plus d’énergie du tout : « Il nous faudrait des roulettes pour bouger! »
Qu’à cela ne tienne, Issan va chercher des fauteuils à roulettes et s’en suit un jeu de petit train où nous nous tirons et nous poussons tous les trois en riant de bon cœur. Issan nous raconte des scènes de sa vie familiale tout en glissant dans les couloirs. Il évoque aussi Noël et sa peur d’être encore hospitalisé. Nous échangeons, toujours sur nos roulettes, autour de cette éventualité. Nous regardons le planning pour savoir qui de nous sera là. Nous faisons mine de nous disputer sur le menu de fête… Papoti, papota et tralala et puis, Issan décide de mettre la table ! Du coup, Marie-Jo et moi préparons le repas. Il est 15 heures passées. Le reste du dimanche s’étire en longueur sur le même mode…

Un espace pour penser

Tout au long de ce joli week-end, nous avons veillé à ne jamais mettre Issan en difficulté et il l’a senti. Notre but était de lui signifier ce que son attitude avait d’intolérable pour nous, tout en tricotant autour de lui une ambiance tonale suffisamment rassurante pour qu’il puisse se laisser aller. Même s’il n’a pas saisi l’ensemble de notre message, il en a compris des bribes et surtout il a pu tester une forme de relation qui n’a pas été dangereuse.
Si nous avons pu mettre en place un scénario aussi «foldingue», c’est que nous nous sentons nous aussi dans une ambiance suffisamment rassurante. Nous pouvons nous autoriser à déclarer en équipe notre impuissance et notre ras-le-bol. Chaque lundi, pendant une heure et demie, nous nous retrouvons tous ensemble, infirmiers, éducateur, cadre, assistantes sociales, psychiatre, psychologue et psychomotricien pour faire la synthèse de nos regards sur chaque enfant. C’est un moment où nous retroussons nos manches pour décortiquer les situations les plus inextricables et ouvrir d’éventuelles pistes de soin. C’est le contenu de cet espace de pensée collective que chacun saisit lorsqu’il est pris individuellement dans une séquence de soin avec un enfant.

Marie Rajablat, Infirmière, Pôle psychiatrie enfants et adolescents Esquirol, CH Ariège-Couserans, Saint-Liziers (09)

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