La vie qui bascule

N° 223 - Décembre 2017
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Kevin est un adolescent en perpétuelle ébullition qui multiple les provocations sexuelles et met les soignants en difficulté. Mais le diabète rattrape ce jeune homme et tout change.

Kevin, 15 ans, qui souffre de psychose infantile, est arrivé à l’hôpital de jour (HDJ) en septembre comme un ballon de foot traversant une vitre. Scolarisé 2 heures par jour, ce grand jeune homme qui a gardé ses rondeurs d’enfant épuise les enseignants du collège par ses comportements transgressifs incessants. Lors de l’entretien d’admission, sa mère, à bout de nerfs, nous supplie de l’accueillir car elle craint qu’il fasse des « bêtises » à la maison où il est seul dans la journée. Kevin regarde ses baskets en maugréant. « Je ne suis pas fou », lance-t-il à sa mère. Le regard dur, elle répond : « Tu viendras ici pour apprendre à bien te comporter. »

« Pervers ! »

Dès son arrivée, Kevin déborde comme un volcan en éruption. En moins de dix minutes, il tente d’embrasser une soignante, touche les fesses d’une autre et se déhanche dans la cour effectuant un strip-tease qui le laisse hilare en caleçon au milieu des ados hurlant leur dégoût et leur excitation.
Après ce coup d’éclat, Kevin est immédiatement reçu par le médecin et moi. Sans nous regarder, il s’excuse, promet qu’il ne recommencera pas. Mais quelques instants plus tard, une collègue le retrouve entièrement nu devant le miroir des toilettes en train d’admirer ses biceps, ou allongé sur un patient qu’il a plaqué au sol pour mimer un rapport sexuel.
Devant ses provocations, la grande majorité des adolescents le craint, l’évite, et parfois le traite de « pervers! ». Recadré plusieurs fois par jour, il ne cesse ses approches sexuelles auprès des jeunes filles sans pouvoir se contrôler. Il se regarde constamment, dans le reflet d’une porte, des vitres ou dans le miroir des toilettes. Tournant sur lui-même, il murmure : « Trop gros, c’est quoi ce gros-là, il est moche, celui-là, t’es moche toi. » Pour tenter de comprendre son rapport au corps, nous échafaudons des hypothèses. Se parle-t-il à lui-même ou dialogue-t-il avec un autre? Ce « gros », est-ce lui? Si ce corps n’est pas le sien, peut-être qu’en le montrant aux autres et en guettant leur réaction de dégoût, Kevin cherche à se reconstruire. Peut-être qu’en « fabriquant » ce corps gros et dégoûtant à partir du discours des autres, il parvient à lui donner plus d’épaisseur, alors qu’il ressent un corps sans matière ou même parfois absent.
Avant d’envisager un traitement psychotrope, le médecin prescrit à Kevin un bilan sanguin, qui se révèle si perturbé que le jeune homme est hospitalisé durant une semaine. Le diagnostic de diabète est posé, un traitement d’insuline prescrit.

Se recentrer sur le corps

À son retour à l’HDJ, un peu sonné, Kevin me remet son stylo à insuline en marmonnant : « Le sucre, c’est pas bon, j’ai trop de sucre dans le sang ». Il paraît rechercher davantage le soutien du groupe. Je dois contrôler sa glycémie chaque jour avant le déjeuner et lui injecter sa dose d’insuline. Kevin me suit dans l’infirmerie avec son carnet de surveillance et son appareil de contrôle glycémique. Nous nous lavons les mains et il prépare tout seul l’auto-piqueur, en attendant que j’allume le lecteur.
À ma grande surprise, il se pique luimême le doigt et j’appuie pour faire sortir la goutte de sang et la poser sur la bandelette. La glycémie est bonne et je le félicite. Pendant que j’ouvre le capuchon du stylo pour fixer l’aiguille, Kevin soulève son tee-shirt, attrape un bourrelet près de son nombril et s’apprête à s’injecter l’insuline tout seul. Il tient d’abord l’aiguille à 30 cm de son ventre et l’avance lentement en grimaçant un peu. Il s’arrête à 3 cm de la peau, ferme les yeux et enfonce très doucement l’aiguille. Nous appuyons ensemble sur le stylo et il compte jusqu’à 10 avant de me le rendre. C’est la première fois que je le vois si posé, rassemblé, et présent dans une relation de confiance avec quelqu’un.
Le diabète nous oblige à nous recentrer avec lui sur son corps. Nous avons pu imaginer que la maldie impactait ses symptômes, mais c’est difficile à évaluer. Le médecin lui a prescrit un antipsychotique mais ce traitement a été interromptu car il augmentait la glycémie.
Je m’aperçois que Kevin n’oublie jamais de venir faire son injection et semble s’apaiser progressivement. Il s’observe moins et cesse de se dévêtir constamment. Certains jeunes s’approchent de lui et recherchent sa compagnie. Mehdi, qui a une tante diabétique, l’invite à déjeuner près de lui et vérifie chaque jour qu’il a bien emporté sa compote avant de partir en sport.
La vie de Kevin bascule. Le corps propulsé dans une maladie somatique lourde et handicapante, Kevin prend soin de lui.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e