Celui qui voulait être grand

N° 188 - Mai 2014
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L’équipe soignante est perplexe devant le comportement d’Aboubakar, 17 ans, qui aborde toujours de façon inopportune des questions liées à la sexualité…

Du haut de son 1,90 mètre, Aboubakar, 17 ans, ne cesse de se balancer. D’origine malienne, il tient à la main son gri-gri, sorte de fil de couture monté sur une petite branche qu’il a fabriqué lui-même. Cet adolescent est suivi à l’hôpital de jour (HDJ) pour des troubles du développement.
Il y a encore quelques mois, son balancement était si important qu’il risquait de blesser quelqu’un. Il écartait ses longues jambes, une devant et l’autre derrière, puis commençait son geste de balancier en se tapant la tête avec la paume de sa main ou en agitant frénétiquement son gri-gri comme pour entrer en transe. Rapidement, l’ampleur et la violence du mouvement nécessitaient qu’un soignant l’arrête, en l’appelant ou en le prenant doucement par le bras : « Où es-tu, Aboubakar? Viens t’asseoir avec nous… ». Au début, le voir ainsi me faisait penser à la fable le Chêne et le Roseau : le chêne, costaud, se rompt sous le souffle du vent, là où le roseau se plie sans se rompre. J’avais peur de « casser » Aboubakar en l’arrêtant trop brusquement mais je craignais aussi qu’il ne se rompe si je ne faisais rien. Heureusement, le jeune homme est souple… Aujourd’hui, il se balance beaucoup moins.

Un cinéphile ?

Aboubakar préfère s’asseoir parmi les adultes. Il nous parle cinéma. Il s’installe d’autorité, en général entre deux soignants déjà occupés. Il coupe la conversation d’une phrase élaborée : « Tu crois que le film le Loup de Wall Street (1) est une fresque sur la quête du plaisir impossible? ». Précisons d’emblée que cet adolescent ne va jamais au cinéma. Il vient d’une famille plutôt modeste qui n’en a pas les moyens. Mais il dévore toutes les critiques de films dans les journaux gratuits ou d’autres qui lui tombent sous la main. Il évoque donc des films qu’il n’a pas vus et reprend des critiques qu’il apprend par cœur sans comprendre. D’ailleurs, dès que l’on essaie de creuser le sujet, Aboubakar a déjà tourné le dos. Il n’écoute jamais les réponses à ses questions, dont beaucoup évoquent la sexualité. Elles surviennent alors toujours de façon inopportune. Par exemple, je suis à table avec trois autres patients plus jeunes et Aboubakar nous rejoint et me lance : « Est-ce qu’on peut attraper le sida en faisant une fellation si on avale du sperme? » Puis il se sert de salade… Je lui dis qu’on ne peut pas parler de ça ici, que ce n’est pas le bon moment. Il m’interrompt, impassible : « Au fait, tu as vu le dernier Iron Man?… » (2).

Recherche d'un père

Le comportement d’Aboubakar nous questionne et nous l’évoquons en équipe. Nous savons que son père, beaucoup plus âgé que sa mère, est mort récemment en Afrique et que ses proches ont mis beaucoup de temps à évoquer ce décès devant Aboubakar. La famille est musulmane pratiquante et le jeune homme, qui n’a que des sœurs, n’a personne à qui poser ses questions. À l’HDJ, il recherche des figures paternelles fortes à travers les collègues masculins les plus âgés et les plus expérimentés et n’adresse jamais la parole aux autres patients. Il a demandé à Patrick, un éducateur, si un bon musulman pouvait se masturber. Nous avons tous le sentiment de passer à côté de quelque chose, de ne pas savoir répondre à Aboubakar de manière « suffisamment bonne ». Devant nos récits, le psychiatre suggère l’hypothèse qu’Aboubakar ne se pose pas réellement de questions sur sa propre sexualité mais sur la nôtre. Un peu comme un toutpetit cherche à savoir ce qui se passe la nuit dans la chambre de ses parents. Aboubakar utilise des termes qu’il ne comprend pas pour aborder ce qu’il croit être une sexualité d’adulte, alors que ces questions sont peutêtre juste des interrogations ontologiques, sur ses origines : « D’où je viens ? Comment suis-je né ? Est-ce que mes parents se sont aimés ?… »
J’imagine alors Aboubakar, un tout-petit en train de se balancer avec son doudou… Il nous a bien eus, tous, en nous faisant croire qu’il était devenu un adolescent. Il peut donc se saisir de notre dispositif thérapeutique, puisqu’il sait si bien nous utiliser. Il parvient aussi à nous donner l’impression du contraire et nous causer une telle frustration que nous avons le sentiment de ne pas arriver à le rencontrer. Finalement, c’est aussi à nous de nous plier avec la souplesse psychique du roseau pour écouter Aboubakar et continuer à le soigner, sans nous épuiser et rompre comme le chêne.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .

1– Le loup de Wall Street, M. Scorsese, 2013, avec L. Di Caprio.
2– Iron Man 3, de S. Blacke, 2013