26/08/2021

La douceur et les épines de Rose

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Dans ce nouveau portrait, Claire Lormeau, psychologue, nous présente Rose, 90 ans, venue s’installer à l’Ehpad après la mort de son mari. Cette femme pimpante, dynamique, paraît s’être bien intégrée mais des entretiens individuels lézardent la façade… Ces échanges et des séances d’hypnose l’apaisent…

Chez Rose, tout est bien rangé, chaque chose à sa place, bien organisé, voire étiqueté. C’est une femme toujours élégante, impeccable. Elle marche en s’appuyant sur la canne de son époux, décédé il y a 2 ans. Rose a souhaité rejoindre l’Ehpad il y a 9 mois : elle ne supportait plus de rester seule. À plus de 90 ans, et après plus de 65 ans de mariage, l’absence de son époux lui est insupportable. Elle espère trouver chez nous la compagnie qui lui manque…

CONTRÔLER POUR OUBLIER

Rose a grandi dans le Cotentin. Enfant, elle joue déjà avec celui qu’elle épousera plus tard, puisqu’ils sont cousins issus de germains. Fille unique, elle évoque une enfance heureuse. Elle traverse la Seconde Guerre mondiale et ses fracas chez ses grands-parents. De sa maison détruite de ses parents, il ne lui reste encore aujourd’hui qu’un chat en porcelaine, cadeau d’un commerçant à l’achat d’un vêtement, avant la guerre.

Après l’obtention d’un diplôme de sténodactylo, Rose poursuit une carrière de comptable à côté de sa vie d’épouse et de mère de deux enfants.

Son époux décède fin 2019, la laissant seule dans une grande maison. Ses filles habitant toutes les deux à plusieurs centaines de kilomètres, Rose fait le choix d’entrer en institution en restant dans la ville où est enterré son mari, qu’elle ne souhaite pas abandonner.  Elle semble à la fois dans la « stratégie de « mise à distance » de son conjoint décédé » (1) et dans la difficulté à continuer à vivre sans lui.

À son arrivée, j’accueille une Rose pimpante, dynamique, tout à fait autonome dans le quotidien. Elle s’installe longuement, reconstitue son univers dans sa chambre. Un coin pour peindre, avec un chevalet, une petite enceinte et des disques de musique classique, des livres. Un coin salon est même investi par ses plantes vertes et son antique vélo d’appartement, qu’elle utilise quotidiennement. En dépit de la distance, ses deux filles l’accompagnent dans cette transition. Rose suit ses plans, contrôle son environnement, pour oublier cette perte qui menace constamment de se rappeler à elle. Nerveuse, elle a tendance à la logorrhée. Souvent les yeux dans le vide, elle lisse compulsivement le plaid sur son fauteuil ou bat sans repos du pied. La plupart du temps, son discours contredit son regard et ses traits, empreints de tristesse : elle se dit ravie d’être ici, et quelque part, je la crois.

« Au bout de quelques mois, cela devenait indécent et gênant pour les autres de montrer sa tristesse ; et que, si on ne faisait pas bonne figure parmi les autres, on risquait de se retrouver seul. » (2).

« Cet affaiblissement s’explique par le rôle central que joue, dans ce type de configuration, le conjoint pour le maintien de l’identité : il était celui qui, par sa présence et son regard, confirmait la valeur de son partenaire et l’assurait que son existence avait, au moins pour lui, de l’importance » (1).

UNE CAPACITÉ DE RÉSILIENCE

Passé l’euphorie de la nouveauté, le chagrin s’installe, ou alors peut-être reprend ses droits, je ne sais pas. La maison de la patiente est en vente : la séparation devient définitive. Rose évoque longuement la perte de ses livres (plus de 2 000 !), de ses meubles, de son lieu de vie. Peu à peu, elle avoue « faire bonne figure », mais parfois « craquer » quand elle est seule. Nous avons des entretiens réguliers. Elle me parle de son époux qui lui manque. Je vois bien que « le conjoint disparu ne cesse pas d’être l’ « autre par excellence » » qu’évoque Caradec (1).

Au-delà de l’écoute et de la présence, je m’appuie pour l’accompagner sur sa capacité de résilience, ses ressources. Rose a la chance d’aimer lire, peindre, et écouter de la musique, et ce depuis toujours. Ces activités me paraissent une opportunité de ne pas subir la solitude, mais de l’investir, en maintenant plaisir et stabilité identitaire.

Puis, s’ajoute à ce deuil difficile le manque de ses enfants, la crise Covid ajoutant à la distance des contraintes supplémentaires rendant les visites rares. Rose s’est bien sûr faite des amies, avec qui elle partage ses repas, et joue au scrabble. Mais c’est une femme discrète, qui ne dévoile pas ses émotions. Elle masque sa tristesse, ou plutôt tente de masquer. Son visage se chiffonne petit à petit, son teint perd de son éclat, son dynamisme la quitte. Rose ne supporte plus que les autres parlent des visites de leurs proches, elle qui n’en a quasiment jamais.

J’ai Rose à l’œil. Quand je la croise, elle me jette un regard si plein d’affliction, que je ne peux que lui proposer un entretien… Pour l’équipe, elle est avant tout une femme avec une certaine exigence qui peut confiner à la rigidité, et amener à de petits conflits. Comme la fleur dont je lui ai donné le nom, la grâce et la délicatesse ne vont pas sans la rigidité de la tige qui la porte, et du piquant des épines qui la protègent.

Rose se plaint d’un mauvais sommeil, de troubles digestifs, mais refuse tout traitement. Nos entretiens deviennent pour elle l’occasion d’enfin relâcher de la pression, exprimer ses émotions. Désormais, elle pleure à chaque fois, mais ne veut « pas se plaindre ». Quelques séances d’hypnose lui permettent de retrouver le sommeil, sans que cela ne dure.

« Cette tristesse, qui dure au long des mois, n’est pas pathologique, n’est pas de la complaisance, du laisser-aller, mais la traversée nécessaire avant de pouvoir reconstruire, réinvestir. » (2).

« JE N’AI PAS À ME PLAINDRE »

Le temps passe, et malgré le déconfinement, Rose n’a guère plus de visites. Elle ne veut pas déranger ses enfants « qui ont leur vie, et c’est normal ». Je lui demande à plusieurs reprises pourquoi elle ne déménagerait pas dans un Ehpad plus proche de l’une de ses filles. À chaque fois, sa réponse est sans appel : elle ne bougera pas, c’est trop de tracas de tout recommencer à son âge. Et puis, Rose a fait le choix de rester dans la dernière commune où elle a vécu avec son époux, et où il est enterré. Elle ne veut pas l’abandonner.

La thymie de Rose continue de baisser, ses troubles digestifs persévèrent. Elle a des difficultés à trouver du plaisir, la dépression s’installe. Pourtant, à chaque fois que je lui rends visite, elle est occupée. Soit à son bureau, à reproduire sagement à l’aquarelle une carte postale, soit dans son fauteuil, à lire ou regarder la télé.

Désormais, avec moi, son discours n’est plus dans la dissimulation. Rose exprime ouvertement son mal-être, même si elle annule rapidement tout élément négatif par un constat positif « Je n’ai pas à me plaindre ». À chaque regret, j’oppose une ouverture. Elle aimerait un ventilateur, un frigo… Pourquoi ne pas demander à l’un de ses enfants de le commander sur Internet et le faire livrer ici ? Non. Pourquoi ne pas se faire aider avec un traitement ? Non. Pourquoi ne pas… ? Non. Elle accepte seulement que je vienne la voir régulièrement : je suis la seule à qui elle peut parler de tout cela. Nous continuons les séances d’hypnose. À chaque fois, elle s’apaise. Mais Rose lâche difficilement, et parle beaucoup lors des premières séances. J’essaye de l’emmener dans un monde doux, agréable, sécurisant, de couleurs et de sons, en lien avec ses centres d’intérêt. Un univers musical l’emporte quelques instants, les couleurs l’enveloppent. Dans ces séances, elle retrouve le plus souvent son époux. Parfois, elle pleure. Et gagne ensuite une ou deux bonne(s) nuit(s) de sommeil…

Rose me paraît seule sur une île déserte ou comme sur le point de se noyer. Elle mène une vie de façade en essayant de masquer un deuil qui se prolonge. Les apparences semblent cruciales, mais renforcent son isolement. Mais je ne peux pas aider Rose plus que cela. J’ai le sentiment qu’il est des patients qui ont besoin de leur chagrin, sans quoi ils n’auraient plus rien, ils trahiraient ce qu’ils ont perdu. Sans quoi, ils se perdraient eux-mêmes. J’accompagne, donc. Car, finalement, je suis ici la personne avec Rose s’autorise le plus à être elle-même, et à être en lien (3). En espérant qu’elle arrivera peu à peu à profiter encore du temps qui lui reste…

Claire Lormeau, psychologue
Crédit photo Didier Carluccio

1– Caradec, V. (2007). L’expérience du veuvage. Gérontologie et société, 30(121), 179-193. https://doi.org/10.3917/gs.121.0179
2– Pillot, J. (2015). Le deuil de ceux qui restent. le vécu des familles et des soignants. Jusqu’à la mort accompagner la vie, 2(2), 53-64. https://doi.org/10.3917/jalmalv.121.0053
3– Hecquet, M. (2013). Accompagner le deuil chez la personne âgée. Le Journal des psychologues, 305, 33-36. https://doi.org/10.3917/jdp.305.0033

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